A propos du livre intitulé « Le paradigme de l’art contemporain »  de N. Heinich

Dans  son livre, l'auteur met en relief un des paradigmes qui fondent la pratique de l’art actuel. Elle en fait l’analyse sociologique, sans parti pris, ce qui en fait son intérêt. Un bref rappel des classifications de l’art qu’elle propose : art classique (figuration classique), art moderne (transgression des règles de la figuration classique) et art contemporain (transgression de la notion d’œuvre d’art telle qu’elle était admise).

L’art contemporain (ou art actuel) est fait de rupture, de transgression, de dérision, de cynisme, d’un aspect souvent mortifère, de superficialité, de discours (construit sur la ductilité linguistique qui permet de justifier n'importe quel "geste")… et plus loin, de ludique, pour dire de s’en sortir ! Pourquoi ces attitudes qui vont la plupart dans le même direction : l’insensé et le désespoir ?

De l'art de la peinture, l'art actuel en néglige les formes, leur autonomie, et la sensation (la sensation en tant que pensée plastique différente de la pensée discursive qui est au centre de l'art contemporain au point de devenir "littéraire") sous la pression des transgressions, de la dérision ou des provocations. Mais en fait de telles attitudes s’appliquent à un art peint passé, à une esthétique finie. La critique discursive est, dans ce sens, dérisoire. Il faut au contraire inventer un autre art peint. Et non se contenter d’un art qui répond à la mode, au trash, à la décoration, ou au divertissement comme idéologie (belle manoeuvre du libéralisme ! ).
Parfois le caractère formaliste essaie de surmonter une perte d’attention de spectateur. Ou encore la taille des tableaux est de plus en plus grande pour en capter l’intérêt. Une façon de ramener la peinture à n'être plus qu'une image. L’art peint n’a rien à voir avec l’image ! Ce qui l'exclut d'un monde où seule l'image compte vraiment !
En fait la peinture peut assumer les transformations de la civilisation actuelle si le peintre, tant techniquement que sensiblement ou qu’intellectuellement, sait où il va par rapport à la responsabilité de son art face à l’humanité. Pour cela il faut réaliser une maturation des données actuelles en prenant du temps. Envisager d’autres techniques, d’autres approches esthétiques et éthiques. Dire non à la précipitation, au paraître. Et étaler son travail sur 50 ans !
L’art actuel est en transformation permanente immédiate, ne se répète jamais, est intransmissible parce que trop éphémère, fragile, discursif… Tout fuit ! Rien de consistant !
Mais comme toute civilisation la nôtre est très vulnérable. Quand les énergies fossiles feront défaut, un ralentissement voire une disparition seront possibles. La poursuite de l’aventure humaine n’est absolument pas assurée face à l’inconnu. Et là, l'artiste avec son expérience sensible et la distance qu'il prend avec le monde, peut proposer voire expérimenter tant par rapport à lui-même que par rapport à la condition humaine, un autre devenir.

L’art peint est basé sur la personnalité du peintre, sur sa vie intérieure, sur une nouvelle  expérience personnelle et collective de la vie du monde à venir, et sur une pensée transcendée par le rythme physique et mental du peintre.
L’œuvre peut faire entendre le monde autrement. C’est bien à travers ce mouvement de l’art peint fait de silence et de méditation que  le spectateur est arraché un bref instant à sa pesanteur et est porté à sa grâce. Qu’il entend autrement le monde et qu’il le accède à un autre devenir.
On pense dans « L’art moderne » à des peintres comme : Van Gogh, Monet, Cézanne, Arthaud, Gauguin, Matisse, Bonnard, Picasso… Mais aussi dans « l’art classique » : Michel-Ange, le Tintoret, Vélasquez, Rembrandt, Goya… qui au-delà des idéologies qu’ils accompagnaient, échangeaient à haut niveau, à travers leurs œuvres, un plus de vie avec le spectateur.
Un peu comme dans une démonstration mathématique qui devient soudain lumineuse : c’est une sorte de révélation, de jubilation. Comprendre, sentir la portée d’une idée… percevoir sa beauté… Cela vous déplace, vous transforme subitement en quelqu’un d’autre. Le réel vous répond (E. Klein, Allons nous liquider la science ? ).

Pour l’art contemporain, la question de l’art n’est plus la question du destin humain. Mais n’est qu’un jeu futile ! L’essentiel c’est de faire du « bruit » (« du buzz ! »), quand ce n’est pas volontairement n’importe quoi. Ce qui compte c’est l’environnement d’un objet, un objet comme un à propos, avec sa force narrative, son questionnement, sa non-éthique comme provocation souvent puérile. Très fort l’objet farfelu, abscons, illisible… jusqu’à la déconstruction pour elle-même ! Il joue aussi avec de pseudo limites. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout : se jeter du haut d’un gratte-ciel ! Comme œuvre ultime ! Quelle défaite de l’art ! 
Le produit de l’art actuel est principalement du discours (bien souvent jargonnant), et nécessite un médiateur développant des commentaires (historiques, pédagogiques, sociologiques, communicatifs !…) sur les quatre tendances de l’art contemporain : le ready-made, l’art conceptuel, la performance et les installations.
Il s’agit d’être excentrique, volatile, tournant tout en dérision, une sorte de fête de défaites quand le discours n’est parfois que pédantisme. Un vrai parcours déceptif.
Plus loin, la destruction  des cultures conduit au politiquement correct, à l’uniformité (cf. l’art actuel chinois, africain ou autres sous la pression de la globalisation des arts). Au mutisme. Puisqu’il n’y a plus rien à échanger quand tout se ressemble. On dirait que l'art actuel appauvrit tout ce qu'il touche. Comme la civilisation actuelle qui ne sait même pas se servir de ses outils.
Une remarque : l’art classique ne transgressait-il pas la représentation du corps moyenâgeux ? Mais l’art occidental en général, n’a-t-il pas toujours été transgressif par rapport à une idéologie principalement lorsqu'il se transforme ? Ce qui est peut-être sa force. Voir les transformations transgressives  des corps au XIV et XVème siècles, au XIXème et dans l’art contemporain.

Ceci dit, pourquoi une esthétique du désastre (art poubelle ou trash) ? Et pourquoi pas aussi ? Mais pourquoi ne s’en tenir qu’à cela ? Avec ce caractère mortifère et morbide de beaucoup d’œuvres. Avec cette dérision, ce cynisme… ? Pourquoi des corps mutilés ? Il n’y a pas que cela dans la vie ! Comme si on ne croyait plus à rien ! Pourquoi encore dénigrer (le fameux bashing ! ) l'art peint ? Et contradictoirement on parle de progrès en art ou ailleurs ! Et s’il y a un progrès, « c’est alors le progrès dans la fabrication du périmé » (G. Anders, Discours sur les trois guerres mondiales, Esprit, 2003).
Il semble que la volonté du nihilisme l’emporte ! Comme si « l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout » (Nietzsche, Généalogie de la morale). Au fond l’art contemporain ne fait que refléter la civilisation actuelle. Et ne propose plus rien comme s’il était blet !
Malgré tout on trouve quelques réalisations qui se distinguent parce qu’il y a un travail artisanal qui donne une certaine de la tenue à l’ensemble. On pense à Jan Dibetts, Carl André, Louise Nevelson, Morellet, Brice Marden, Rebecca Horn qui n'est pas la seule à détruire "joyeusement" un outil (un piano dans "Concert pour l'anarchie", 1990), Matthew Barney retient avec ses images malgré ou grâce à leur caractère morbide…
Pour résumé, si Klee a dit : « L’œuvre consacre l’échec de toute théorie », pour l’art contemporain on peut renverser la proposition : « La théorie consacre l’échec de toute œuvre ».

Retenir que créer n’est pas communiquer. Que la pensée plastique est différente de la pensée discursive. Que la forme est autonome. Que la temporalité est multiple. Le tout exposant le destin de l’humanité. Un devenir en cours.

Un humain n’est rien face à l’Univers. Il suffit qu’il relève la tête pour que l'Univers prenne un sens !

 

Jean-Auguste Murat
04.04.2014