ART et BARBARIE

« L'intensité est silencieuse. Son image
ne l'est pas. (J'aime qui m'éblouit puis
accentue l'obscur à l'intérieur de moi.) »
R. Char, Rougeur des matinaux

Surtout ne pas rêver. Ou alors trop rêver sur le fait que l'art peut contrer la barbarie. Le parcours d'Hitler et de l'idéologie nazie disent combien la barbarie détruit l'art et l'humain. Staline, les Khmers Rouges, les Talibans en Afghanistan… et les Islamistes à Tombouctou… Daech...
L'art résiste mal, quoi qu'il tente. « A la vérité l'Art n'a pas d'existence propre. Il n'y a que des artistes. » (Gombrich, Histoire de l'art)

Malgré tout, des œuvres importantes ont résisté au temps et aux destructions humaines : Chauvet, Lascaux, les pyramides d'Egypte, Angkor Vat, Machu Picchu… De même des peintures anciennes ont été sauvées parce que les circonstances (routes de liaison abandonnées, effondrement des accès,…) les ont soustraites au vandalisme.

Pourtant les œuvres dans le moment de leur réalisation montrent aux humains une autre dimension de leur vie, et ce jusqu'à une transcendance. Ou au moins à quelque chose qui les dépasse et qui reste une énigme totale. Et c'est même une nécessité pour poursuivre l'aventure humaine. L'attrait de l'inconnu !
D'ailleurs, qu'on soit matérialiste ou athée, voire même pour une personne tournée vers la religion, il reste que la dimension spirituelle échappe à tous pouvoirs quels qu'ils soient. Paradoxalement elle est un élément d'un "désordre vital" pour lutter contre le nihilisme contemporain mortifère. Elle est un excès de vie en quelque sorte.
Mais ce n'est pas par fétichisme qu'une œuvre doit être protégée. Elle porte aussi une expérience humaine : elle est la mémoire de cette expérience. Et l'art contemporain comme celui d'autres époques.

Alors de quel art s'agit-il ? Il est question de construire un art dans lequel l'artiste développe le rythme d'une vie intérieure se recoupant avec le rythme de la civilisation du moment pour en donner la fécondité. Ou non, si les artistes se "taisent" ou sont entravés !
"Peindre, écrire, ce n'est rien d'autre que partir à la découverte de soi, tout en convertissant en toiles ou en poèmes ce que recèle la nuit intérieure." (Juillet, Cézanne un grand vivant)
Cette remarque de Charles Juliet définit une première étape importante. Elle exige de l'artiste qu'il "entende" le monde hors toute idéologie et au-delà ou en deçà de toute pensée discursive. Ce grand silence qui vient du plus profond de l'humain, qui nourrit l'art. Qui demande à être attentif à la part la plus obscure de l'humain. Part la plus riche. Un silence hors tout langage. Qu'un corps qui "enregistre" le mouvement du monde, d'un paysage, d'un lieu dans l'instant, dans un a-temps. Ici, l'éternité. Qu'un corps sensible comme une plaque photographique (voir Cézanne) ou une cellule photoélectrique.

Pour l'artiste ce moment correspond à "la pensée plastique" qui ne passe pas par le langage, et qui est essentielle pour comprendre combien le corps sensible travaille tout art. Pensée qui est le fruit de cette expérience intérieure infinie (voir : « L'autonomie d'une forme » dans http//www.jmuratpeinture.fr).
Au-delà, l'art associe et l'être profond et le "récit" de la civilisation. Evidemment, à la suite, ce "récit" demande d'avoir une éthique, une idéologie affirmant la vie. Contre le désastre toujours annoncé.
Il s'agit pour l'humain d'échapper sans cesse au nihilisme (politique, social, historique, …), qui prend des formes diverses et bouleverse les sociétés. Il y a une urgence permanente à cela. On ne peut jamais baisser la garde.
Et l'art y concourt, certes. Mais pas toujours, car il peut être embrigadé par une idéologie comme propagande. Quand le corps sensible de l'artiste est débordé par cette idéologie. On pense à Céline qui, malgré tout, sauve son œuvre par le rythme de son écriture. Une force sauvage qui le tient suspendu au-dessus du vide. A la limite de la folie. "D'un château l'autre" pour ne citer qu'un de ses ouvrages.
Et si l'artiste concourt à cette urgence permanente, en même temps, il doit interroger le moment d'équilibre entre matérialité et spiritualité (ontologique). Il peut aller jusqu'au dépassement. Ainsi, en bon matiérien, la matière qu'on va désigner et qui nous fait, comme le cosmos, les étoiles, un océan, de la terre, un corps, des étangs, un ciron, du vin, ou l'aube dans le matin frais…, s'ouvre d'un coup sur la spiritualité, et réciproquement. Le dépassement est par là. Dans ce moment, la réalisation d'une œuvre arrache, un instant, l'humain à sa pesanteur et le porte à sa grâce.
L'architecture romane du Thoronet en donne un exemple : à la fois matière (pierre, bois, différentes techniques…) et tentative d'arrachement à la pesanteur humaine, hors religion, à travers le rythme d'un texte psalmodié ou les vibrations d'un chant. L'incroyant peut être surpris par la couleur ocre et rosée de la lumière selon les moments, ou par le chant qui résonne en harmonie avec l'ensemble ("Les pierres sauvages" Fernand Pouillon). « Ne pas renoncer à la transcendance, mais ne plus la concevoir comme une fuite » (F. Jullien, Vivre de paysage, p.120). Ici on accède à ce qui est sans pouvoirs et rend grâce à l'humain de chair.
Pourtant, cette situation de l'art n'empêche pas les guerres, les crimes, la folie folle de vie et de mort. Soit tout ce qui anéantit l'humain et l'art.

Cependant l'art montre malgré tout, combien l'humain et la civilisation sont capables, un moment, de poursuivre leur aventure face à l'inconnu (cf. l'Egypte, la Renaissance…les indiens d'Amazonie).
Mais l'art montre aussi combien l'humain peut éprouver des difficultés à poursuivre ce but. Notre civilisation et l'art actuel ne sont pas s'en rappeler quelques grandes transformations comme au XIVᵉ siècle, avant la Renaissance. Ou les idées et le désir de vivre, à la fois se brouillent et se renouvellent autrement. Non sans problèmes !
Mais il arrive que la rencontre avec l'inconnu peut engager l'humain à détruire, à tuer, parce qu'il veut combler, rejeter l'inconnu derrière une idéologie qu'il impose comme une ultime recette à vivre, ou à mourir ! La barbarie de Daech détruit les humains et l'art pour réduire la part d'inquiétude issue de la présence permanente de l'inconnu, jusqu'à envisager un autre homme et une autre civilisation comme solution !
Mais on ne parlera pas de la barbarie de la finance mondiale incontrôlée qui conduit les humains aux désastres du chômage, à la pauvreté, à la faim, et aux révoltes sanguinaires. A la destruction de l'environnement. A un art barbare ! Alors l'art… ne peut-il rien contre ses différentes barbaries ? Effectivement il ne peut rien et il peut même disparaître. L'art reste fragile et paradoxal. Comme l'humain. Qui, aussi, peut disparaître. Va disparaître.
Depuis la fin du XIXe, à la suite de l'industrialisation forcenée, inhumaine, on trouve la représentation du malaise de la civilisation et de la barbarie dans les œuvres avec une violence non contenue et prémonitoire (l'expressionisme allemand, Duchamp et son nihilisme…). Mais c'est tout ce que ces œuvres peuvent faire !
Est-ce que le tableau « Les Horreurs de la guerre » de Rubens (1637) a arrêté la guerre de 30 ans (1618-1648) qui déchira la Flandre ? Ou le « Guernica » (1937) de Picasso, plus dramatique avec des corps déstructurés, n'a absolument rien arrêté de la guerre de 1939-1945 ! Il a même fallu l'envoyer quelques temps aux USA pour la protéger de la barbarie.

A notre époque, si l'on regarde les objets produits par l'art contemporain (qu'on ne peut plus par moment appeler de l'art), ils affirment un nihilisme mortifère qui traverse la société. Cet art n'est que reflet de l'époque et ne propose rien ou n'expérimente rien d'un autre devenir humain. Et les nouveaux outils ? Et leur possible monstruosité ? Ils ne seront que ce que les hommes en font ! Qu'y a-t-il de plus convenu qu'un algorithme fruit d'une raison raisonnante ? Convenu… et utile : on peut l'espérer ! Comme l'art actuel reste superficiel et très convenu en définitive, soit consommable. Malgré ses pirouettes ! N'annonce-t-il pas une civilisation infernale et destructrice d'avenir ? Civilisation incapable d'emprunter à ce qui pourrait être de l'humain à venir… parce que trop soumise à un régime cupide, cynique et nihiliste !

Il semble que cette volonté du nihilisme l'emporte ! Comme si « l'homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout.» (Nietzsche, Généalogie de la morale)
Nihilisme qui touche très fortement l'art. Ainsi le nihilisme duchampien et de ses suiveurs, leur façon de faire événement à travers des installations ou des dispositifs plutôt négatifs (1) les conduit à tout détruire de ce qui est sensation, sensibilité, sensualité, vision, et de l'humain et de la civilisation. Jusqu'à un individualisme frénétique et cynique. Jusqu'à un corps en "défaite" (cf. Orlan et bien d'autres, les performances sportives, les drogues…). Jusqu'à une originalité de pacotille. Détestable. Parce qu'inféconde et mortifère. Ne fonctionnant que pour elle-même.

Duchamp revendique le rien. « …le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle… en fait une anesthésie complète. » (M. Duchamp, Duchamp du signe, 1975).
Ce refus de l'esthétique de l'époque, nie le corps et la sensation, jusqu'à la sensibilité. On peut penser à cette remarque de Spinoza :
« Qui a un corps apte à un très grand nombre de chose, a un esprit dont la plus grande part est éternelle » (Spinoza, Éthique). Un mot que beaucoup d'artistes contemporains ont oublié : éthique. Il n'est ni facile, ni ludique, … mais vital !
Duchamp se rendant compte que quoi qu'il fasse, les regardeurs regardent d'une façon esthétique les ready-made qu'il a "produits" sans raison d'aucune sorte : « Je n'avais pas de raison déterminée pour faire cela, ni d'intention d'exposition, de description » (Entretien avec P. Cabanne ,1967).
Une soi-disant liberté d'indifférence. Il va jusqu'à l'irresponsabilité de son geste. « C'était fait, ce n'était pas moi qui l'avais fait. Il y a une défense, j'objectais à la responsabilité » (Entretien avec P. Cabanne ,1967).
Et enfin il affirme son nihilisme. «… Ils ne sont pas contents ? Je m'en fous. Il faut s'en foutre… Et merde, ha, ha !... » (Entretiens avec Duchamp, Otto Hahn).
Pourquoi pas ? On peut tout casser… Mais ce n'est pas de l'art. Ce n'est pas la vie.
Et plus loin, notre époque ne demande-telle pas autre chose...comme un appel à une autre civilisation ? A une autre humanité ? On a les outils, pourtant, certes encore trop asservis à des archaïsmes sociaux et comportementaux ! Mais là...? En attendant il faut avancer malgré tout.

« L'art comme unique force antagoniste supérieure à toute volonté de négation de la vie, comme la force antichrétienne, antibouddhique, antinihiliste par excellence. » Nietzsche (§17-1, CM, 22 33, p. 520, 521, Fragments)
Pour Nietzsche la vie a un caractère dionysien. Ainsi elle est un oui à sa propre puissance, un oui à sa dépense sans frein. Elle est un excès qui balaie le nihilisme. Elle peut alors s'affirmer. D'où le rôle de l'art. A travers celui-ci la vie se débarrasse de ce qui freine son propre déploiement. Tout en portant 'humain à son comble.
« Une œuvre, pour le lecteur, c'est d'abord la possibilité de ne pas étouffer, un trésor d'incertitudes qui rendent à la vie un sens inépuisable. » (P. Audi, Créer, p.125)
L'art comme existence singulière est une affirmation de la vie et de sa fécondité sans limite. Nietzsche condamne les religions "fascinées" par la mort. Condamnation de tout ce qui méprise la vie (le nihilisme), pour un au-delà apocalyptique. Dont on n'a retenu en fait que le caractère cataclysmique !
La vie, un terrible équilibre entre puissance et fragilité, entre lumière et ombre, entre éblouissement et obscurité. Nietzsche n'y a pas résisté.

Duchamp s'est livré à la pensée discursive jusqu'à la part plutôt négative (2) de celle-ci. Il néglige "la pensée plastique" bien plus adaptée pour entrer en art.
Créer est d'abord être ailleurs. Dans une entente extraordinaire avec le monde (les étoiles, la terre, les arbres, une source, un séneçon…). Créer, c'est une affaire d'âme sans horizon !
"La pensée plastique" qui, sans les mots, ouvre notre monde d'une façon autre parce qu'elle « l'entend » dans son fond, dans sa part la plus obscure… Aucun mot pour entraver cette entrevue.
Pensée musicale. Pensée qui fait danser le monde et l'humain ! Parce qu'elle emprunte à l'époque suivante. Un autre geste ! Un autre corps ! Dans le moment même où une raison en quête d'elle-même, avide de l'accompagner, se dégage de l'ancien monde. Raison qui vient du corps. Corps qui embraye avec l'univers…

Notre époque demande autre chose à l'art : peut-être un espoir… Mais elle est en déséquilibre très fort, voire mortel. L'art n'est plus du tout le même. Les procédures ont changé. Corps différents. Le monde glisse ailleurs.
Il y a des attirances mortelles dans les nouvelles possibilités technologiques mal comprises et mal maitrisées. Un autre art fort doit être inventé pour répondre au défi de ces dernières.
Pourtant il garde encore pour certains une dimension intérieure que l'on trouve dans des peintures abstraites (Rothko, Twombly…). Cela lui donne encore un intérêt. Mais cette esthétique ne correspond plus aux transformations de l'époque actuelle. Esthétique devenue secondaire, pas assez résistante à l'immédiateté, ni productrice d'aventure à haut niveau.
Parfois l'ancienne peinture semblerait, par défaut, devenir transgressive face à ce monde en transformation !
Cependant, une faille forte apparaît : la peinture fonctionne donc encore avec les données d'une époque et d'une sensation passées. Et si elle marche, si elle touche le public, c'est par son coté décoratif, voire "trash" parce qu'à la mode. Au fond, elle est devenue une esthétique de l'anecdote.
Il existe cependant d'autres accès à l'esthétique, comme les énergies et les temporalités multiples, l'autonomie de la forme, la représentation du corps, les imaginations, ou le "récit", donc à d'autres sensations, à une autre sensibilité.

Les artistes ont oublié l'équilibre entre culture et nature, et de son éventuel dépassement. Comme ils ont négligé l'équilibre entre matérialité et spiritualité. Alors qu'ils sont dans une nouvelle civilisation qui se met en place avec beaucoup de difficultés. A la fois passionnante et exaspérante. Un équilibre est aussi à réaliser entre individu et société. Trop de l'un ou de l'autre est mauvais.
Et là, une barbarie apparait dans la production contemporaine. Et cela va loin quand on voit les « élites » s'adonner à l'admiration d'un morceau de n'importe quel matériau non transformé, brut, trash, comme de la graisse posé sur une chaise (Beuys), sous des prétextes "hallucinés" ! Et mille autres exemples.
Le principal est de faire événement à n'importe quel prix. Seul le virtuel et l'évanescent ont droit de cité ! De l'humain le délire ! Jusqu'aux massacres ! Et la vie… ?
Que devient l'art et l'artiste dans cette poursuite de l'aventure humaine ? Que proposent-ils ? Ils sont submergés par l'idéologie économique, les modes, l'immédiateté, les tendances, la consommation… Tout de suite tout est achevé ! Aucune méditation qu'une médiation brève en 140 mots ! La langue est ductile (mais pas libre) parce que trop cernée par ces idéologies improductives tant de l'humain que d'un devenir. Quant à la spiritualité… De quoi parler-vous ? Le monde est plat.

Deux exemples : le gothique et le baroque. On peut être contre l'Eglise, être athée et mécréant, il reste que l'idéologie forte, voire insupportable de l'Eglise (aussi insupportable aujourd'hui que les idéologies du marché et du divertissement !) a été capable d'impulser une création importante. Qui laisse chacun surpris. Déjà les cathédrales gothiques (3) ou plus simplement une sculpture du Bernin : « Extase de la Bienheureuse Ludovica Albertoni ». Sculpture qui traite de l'érotisme et de la mort ! Et il y en a bien d'autres de ce niveau, ou le corps impulse la vie, malgré tout. Au-delà de l'idéologie de l'Eglise.
Il ne s'agit pas de refaire de telles statues, ou de telles cathédrales et peintures… C'est sans intérêt. Il n'est question que d'accéder dans notre civilisation, à ce niveau-là de vie. Aller à ce très haut niveau, malgré les idéologies et les pouvoirs. Avec nos outils affirmer une présence de vie et de liberté. On n'y est pas encore!
Il ne reste que la matérialité prend le dessus, que des guerres, des massacres et des destructions apparaissant un peu n'importe où… Après cela, on veut parler de progrès ! Alors il ne reste plus qu'à peindre, et peindre jusqu'au bout de la vie…

Face à l'art, à son intériorité, Duchamp était sourd comme un pot, ou se comportait ainsi pour forcer sa singularité. Et ses milliers de suiveur avec. Trop dans "la mode", "le consensus intellectuel" ou dans le "marketing" et la "consommation".
Créer, toujours être ailleurs ! Créer déchire ! Est "désordre"… et fait la vie…
Du coup banalement parce qu'il était indifférent, Duchamp fut une sorte de barbare en défaisant l'art (cf. « La roue de bicyclette », 1913). Une fausse indifférence à la couleur. A denier sa capacité créatrice. « Toute pensée qui s'enfonce dans son déni, y meurt.» (F. Jullien, Vivre de paysage, p.120) Comme meurt la civilisation qui dénie la nature.

A ce moment-là, il faut un autre art, non passé, qui incendie le monde… l'ouvrant à l'infini…
En écoutant le bruit de fond de la vie intérieure. Ou le bruit d'un autre monde. Les guerres et massacres comme avertisseurs…
Duchamp n'a rien voulu entendre de ce qu'il entendait ! A fichu le camp face à la guerre…Péguy, Apollinaire, St Exupéry, Char…et bien d'autres se sont engagés et certains en sont morts.
Et les échos dans les massacres actuels des hommes et de la nature ? Autres avertisseurs en devenir !… Je veux un art qui bouleverse les âmes, et déchire les regards amorphes… Un art lucide…
En attendant, dans cette vieille histoire de soi-disant révolte, Duchamp rejette tout corps, toute sensibilité, toute sensation. Se cantonnant dans une attitude petite bourgeoise. De petit quincailler (cf. la reproduction de ses 85 œuvres en format miniature installées dans un coffret de cuir rouge !).
A force sa posture devient dogmatique et mortifère. Il ne reste plus rien. Qui rassure sur la vie. Parce qu'on est déjà mort. Dans les guerres qui ont suivi sa pseudo révolte contre l'art, comme il y a eu de pseudo révoltes qui ont fait de millions de morts… On en est où aujourd'hui ?

Destruction qui annonce la destruction du corps sensible que l'on retrouve actuellement dans les objectifs de firmes comme Google, ou chez les transhumanistes, avec de nouveaux algorithmes beaucoup plus " globalisants et totalitaires en définitives". Trop dans l'exploit, la compétition, et oubliant l'humain. Trop dans la jouissance castratrice du monde.
Leurs arguments : ils parlent plutôt de réalité ou d'un "corps augmenté" pour vivre longtemps en bonne santé (un corps réparé). La convergence des NBIC, c'est-à-dire les nanotechnologies, les biotechnologies, l'intelligence artificielle - informatique ou robotique - et les sciences cognitives, arrive à maturité pour tuer la mort ! Attention à l'homme nouveau ! Dangereux (cf. l'expérience de l'Europe avec le nazisme et le soviétisme…).
«Je crains le jour où la technologie dépassera l'homme…» (Albert Einstein).
L'humain n'a pas forcément envie d'être immortel. Il suffit de voir les pierres ! (4)
Ainsi ces organismes mettent en avant les promesses de l'Intelligence Artificielle, certes, mais avec l'arrière-pensée de dominer et le monde et l'humain.
Alors que l'Intelligence Artificielle a mille autres possibilités pour aider l'humain dans de nouvelles situations à venir.
« Fabriquer l'homme, c'est lui donner des limites. » (Legendre, « La fabrique de l'homme occidental », 2000, p.22). Et « Un homme, ça s'empêche » (Albert Camus, Le premier homme). La liberté et l'imagination ne sont qu'au prix de cette limite. Et l'inverse ! Reste l'art indomptable, oublié.

L'artiste entend autre chose dans la civilisation qui se construit. Sous des aspects très mortifères, cette civilisation commence à laisser entrevoir une autre vie, une autre société dans laquelle les nouveaux outils permettront d'autres transformations dont on peut deviner déjà les perspectives : fonctionnement horizontal de la société (micro-politique ou conquêtes locales d'indépendance), fin des pouvoirs actuels (la finance et l'économie irraisonnées) pour d'autres plus humains qui prennent le temps de résoudre le monde, exploration de nouveaux mondes (sur Terre ou dans l'espace avec l'Intelligence Artificielle entre autre), transformation des relations et des sensibilités. À condition d'avoir une éthique… ! Et une éthique du corps.

Tous les outils du monde, les plus perfectionnés soient-ils, n'équivaudront jamais les rêves des artistes parce que leurs rêves ne fonctionnent pas selon les mêmes critères que les outils. La raison raisonnante qui ne fonctionne que pour elle-même et qui guide les outils, s'oppose à la raison en quête d'elle-même qui traverse l'art. Je veux dire que face à la barbarie d'où qu'elle vienne, il y aura toujours d'autres rêveurs et leur art pour la surmonter.

Les XIXe, XXe et le début du XXIe siècle donnent à voir des œuvres déchirées, mutilées parce que l'harmonie et la vie sont insupportables. De la barbarie, on n'en sort plus. Il reste accessoirement l'art. Quand il n'est pas une anecdote.
Qu'a-t-on à faire de la sensibilité d'un Bonnard ou d'un Cézanne, voire d'un Rothko ou d'un Twombly, pour ne citer qu'eux ?
Mais il faut garder en soi le fait que l'humain rêvera toujours pour dire non à l'inhumain. En même temps, l'humain a des éléments en lui de barbarie ! Reste une haine qu'aucun amour ne résoudra, amour qu'il faut malgré tout tenir. Pour interroger l'énigme de la vie humaine. Ainsi, aucune solution pour vivre. Il faut sans cesse inventer de jour en jour l'avenir.

Le ciel n'est que silence. Et plus même : silence du silence. Enfin !

"Il ne faut pas pleurer parce que cela n'est plus, il faut sourire parce que cela a été et espérer en ce qui sera". (Marguerite Yourcenar, Méditations toutiennes).

Notes

1 Rapidement on peut citer différentes procédures comme les mythologies personnelles pauvres et étriquées, la transgression de la qualité du corps (cf. sorte de sous Sade), l’ironie déceptive évoquant comme une déprime du produit, de sa conception, et de la mise en avant de son indigence, ou encore le dérisoire, la subversion, le ludique, l’agitation échevelée, la marchandisation, la performance (sorte de piètre théâtre), les vidéos (ou sous cinéma), jusqu’à la ductilité linguistique…, ensemble non exhaustif et négatif, sauf pour les spéculateurs ! Critiquer cela, parce qu’il y a trop d’œuvres de ce type…oui…que proposent-elles ? Que propose une critique ? Son point de vue… ! (retour haut de page)

2 Cette négativité vient de la critique matérialiste qui, dans son développement historiciste et "scientifique", s'est d'abord appliquée au capitalisme. Ensuite elle s'est étendue à l'art. En effet, après Hegel "qui n'a affaire aux œuvres d'art que sur le mode de la représentation (p.130)… [d'où] il en tire un argument contre le sentir" (Maldiney, Regard Parole Espace, p.275), la critique matérialiste n'a pas compris non plus ce qu'était l'art et l'a envahi avec sa dialectique et son historicisme. Et l’art actuel en est le résultat. Mais l'art a une dimension de liberté importante que les pouvoirs quels qu'ils soient, ont sans cesse combattue et récupérée. Si possible. (retour)

3 Ces cathédrales réalisaient une synthèse des données sociales, politiques, commerciales, techniques, sensibles, spirituelles… à haut niveau par rapport aux moyens de l’époque ! (retour)

4 Les rêves de la fin des maladies, de l’immortalité… Qui saurait que l’humain est immortel ? L’humain actuel est immortel sa vie durant ! Alors qu’on prolonge la vie sur 10000 ans, il ne sera toujours immortel que sa vie durant ! (retour)

 


04.05.2015