L'autonomie de la forme

Les œuvres de l'art actuel comme les installations, les dispositifs et autres performances, fonctionnent souvent pour elles-mêmes et avec des données très historicisées. Du coup le spectateur a de la peine à y accéder, voire à y adhérer. Un exemple avec Beuys : comment accéder à sa performance consistant dans la visite d'un musée par un lièvre mort ? La caractère négatif, critique et très délibéré, ne permet pas ou mal, l'approche de l'œuvre. C'est voulu et c'est un handicap pour la sensibilité. L'information nécessaire est telle qu'elle entrave l'instinct, l'intuition, et l'imaginaire. Soit l'accès à la pensée plastique. "L'art n'est pas fait de signes, mais de formes" (Maldiney, Regard Parole Espace, p.131)

Pour être comprises, ces œuvres impliquent fortement un discours issu des idéologies actuelles et des interprétations contemporaines du monde. D'ailleurs ces dernières sont utilisées très souvent pour justifier les différentes attitudes ou démarches négatives qui traversent l'art actuel : la subversion, la transgression, le détournement, les mythologies personnelles, la provocation, l'excentricité, le jeu de mot ou de structure, le dérisoire, l'agressivité, le grotesque, les médias, le ludique utilisé aussi pour accéder à l'œuvre, sans parler du trash, cet art du déchet dans lequel le matériau est singularisé en le sortant de son contexte. L'"urinoir" de Duchamp est de cet ordre. Il devient art en entrant dans un musée !

Ce qui au départ, en art, avait un but politique et était critique d'un système économique dominant comme le marché et d'un type de société, est paradoxalement entré à leur service. Accessoirement ces attitudes ou démarches finissent par être des substituts à l'esthétique. La sensation restant très secondaire au profit d'une émotion facile qui est le résultat d'une provocation dérisoire et avec si peu d'effets.

A côté de cela, la peinture contemporaine s'est déployée aussi, avec une esthétique du désastre, (cf. Beuys "Gouache double" 1959/1960) avec des matériaux les plus banals, jusqu'au "volontairement mal fait" sous prétexte d'une sorte de poésie. Et cette attitude très à la mode va même jusqu’à l'affectation (cf. Twombly). Et d'autres peintres plus actuels (voir "Nouvelles perspectives en peinture", Phaidon, 2003) suivent ce schéma. Malgré des œuvres fortes parfois, le peintre est là mais perdu. Il n'a plus d'objectif. La sensation en soi ne peut rien : l'œuvre se ferme. Reste une pensée discursive improbable au regard de l'œuvre.

Les plasticiens cherchent d'autres formes pour jouer avec le monde, ou au moins le représenter autrement : aujourd'hui le principal but est d'être le plus original ou le plus excentrique possible. Si l'art a souvent été la propagande des pouvoirs (Eglise ou République), voilà qu'il s'est débarrassé de cette charge. Pour illustrer le dérisoire ou le cynisme ! Jusqu'à promouvoir un art démocratique. N'y a-t-il pas là un mépris du spectateur ? L'art-création va au-delà de la seule politique critique, au-delà du social ou de l'historicisme ou du pédagogisme même s'il lui arrive d'y participer.

Au début de XXème siècle une critique de la société et une remise en question des ordres socio-économiques et des comportements bourgeois, pouvaient expliquer une révolte contre un art convenu. Déjà au XIXème, les romantiques et les impressionnistes avaient amorcé cette évolution de l'art. Les fauves et l'expressionisme avaient embrayé dans ce sens. Sorte de réaction à la nouvelle société industrielle ! A la suite Duchamp et les surréalistes s'ouvraient sur d'autres systèmes plastiques (dont la dérision, le détournement, le déchet, l'agressivité et bien d'autres, peut-être aussi à cause d'un sentiment de saturation de la couleur dans la peinture) et dans lesquels déjà un aspect littéraire et politique prenait le dessus sur la sensation. La contestation de la société s'affirmait après la guerre de 14-18 et la révolution russe.

Mais pourquoi ces attitudes et démarches issues de ces périodes continuent-elles aujourd'hui alors qu'elles n'ont plus le caractère contestataire de leur origine ? Il n'y a plus cette avant-garde politique et les interprétations du monde qui se manifestaient et impulsaient la société jusque dans les années 1980. Depuis le marché a tout submergé et a tout récupéré. Cette situation conduit à se poser cette question à propos de l'art : ne peut-on pas comparer les relations entre peinture et art actuel, avec les relations entre économie réelle et finance? Il y a la même "défaillance" ! Ainsi on peut tout dénigrer. On peut monter des œuvres catastrophiques ou dérisoires. On peut partir d'un lieu détruit et jouer avec des formes informes et sales. On justifie ces choix par un discours pouvant être socio-historique, ou formel ou farfelu. De toute façon, la ductilité linguistique actuelle permet de tout justifier, même l'injustifiable.

Comment alors ces œuvres peuvent-elles être porteuses d'un devenir ? Quand elles sont incapables d'être insolentes tant elles collent à l'époque, au médias, aux modes formelles et au marché. Parce qu'elles n'affirment plus la vie. Ni la dimension d'une spiritualité laïque. Parce qu'elles sont mortifères et nihilistes (voir les corps défaits et les cadavres d'animaux exposés). Trop de négatif les a envahies. Elles sont aussi liées à des systèmes socio-économiques qui se dégradent. L'avidité pourrit les relations, casse les esprits. Encombre l'art.

En fait cette négativité vient de la critique matérialiste qui, dans son développement historiciste et "scientifique", s'est d'abord appliquée au capitalisme. Ensuite elle s'est étendue à l'art. En effet, après Hegel "qui n'a affaire aux œuvres d'art que sur le mode de la représentation (p.130)…[d'où] il en tire un argument contre le sentir" (Maldiney, p.275), la critique matérialiste n'a pas compris non plus ce qu'était l'art et l'a envahi avec sa dialectique et son historicisme. Mais l'art a une dimension de liberté importante que les pouvoirs quels qu'ils soient, ont sans cesse combattu et récupéré.

Reste que la pensée du négatif porte en elle un aspect mortifère, en reniant le corps et la sensation comme ouverture sur le monde et sur la vie (cf. Platon et une bonne partie de la philosophie occidentale). D'autre part, elle étouffe une pensée dionysiaque (les présocratiques et Nietzsche). Et de là, elle en arrive, au nom d'un absolu historique, à rejeter l'intempestivité et l'autonomie de la forme. Au nom d'une raison raisonnante et calculante (cf. la "politique" du chiffre quel que soit le domaine). Elle voulait, sous un aspect scientifique, dire la vérité de l'histoire.

Et l'art échappe à travers les formes à cet objectif. L'humain est bien trop complexe pour ne s'en tenir qu'aux seuls déterminismes social, historique et biologique, bien qu'ils existent. Vivre est sans buts ni recettes. C'est une quête permanente.

Ainsi "Le rôle architectonique de la dialectique, la violence accoucheuse de vérité, le caractère inéluctable de la révolution" (Onfray), en particulier la révolution d'un Duchamp, ont conduit à la nécessité d'une avant-garde en art composée aujourd'hui d'une sorte de corporation institutionnalisée qui n'a plus, comme outil, que la procédure de cette pensée. Elle perd du coup son dynamisme critique. Elle est devenue un dogme plastique qui anime l'art actuel. Cet état l'a affaiblie : c'est pourquoi elle a pu être récupérée. Ainsi, et assez habilement (avec la communication comme mensonge, la consommation comme drogue et le divertissement comme idéologie), le marché a remplacé cette pensée par une fonction économique spéculative, et ce malgré tous les discours issus des interprétations du monde.

Pourtant on peut envisager l'art autrement. Il ne s'agit pas d'en rester là quand l'humanité demande autre chose, une autre perspective, une autre politique. Jusqu'à une éthique, un autre mode de vie, voire une raison en quête d'elle-même … L'imaginaire et la sensation peuvent permettre d'expérimenter ces données. La sensation, est un des éléments importants de la pensée plastique distincte de la parole et de l'action, distincte du discursif (cf. P. Francastel, Art et histoire : dimension et mesure des civilisations. In : Annales. Economies, Sociétés, Civilisations,1961, p.302. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.224, 1945. Dufrenne, Esthétique et philosophie, p.91, 1967).

Pour le peintre la sensation est essentielle, car elle lui donne sa liberté de sentir-écouter le monde, de changer de registre, de varier l'écoute et d'échapper un moment aux idéologies. De plus il peut proposer une éthique et l'expérimenter en la synthétisant avec la sensation. Et pour le spectateur, elle est le moyen d'accès aux œuvres peintes. Ce qui nécessite de la part de l'artiste d'être très exigeant. Pour ouvrir son œuvre, il passe non par un discours mais par des formes. Et c'est le rythme du peintre qui, à la source de l'acte de peindre, à son fondement, décide les accents et l'arrangement des formes sur la toile. Non les discours. A la suite, d'autres "récits" surgissent. D'autres "légendes" à venir. Tout serait à repenser. Peut-être avec l'aide de nos nouveaux outils, eux-mêmes à reconsidérer.

Par ailleurs, la sensation permet aussi à la forme peinte (trace, masse, couleur, geste, figure,…) d'être autonome. Cette autonomie permet à la forme peinte d'accepter d'autres perspectives ou objectifs. Elle n'est pas forcément cernée par les idéologies du moment, ni par les démarches contemporaines. Elle ne signifie pas, et ne se signifie pas (voir Cézanne et le "silence" du peintre). De là, la forme trouve sa liberté. Un exemple d'autonomie de la forme : Ombres/Lumières qu'on retrouve dans l'art baroque, le romantisme, au XXème siècle (Ernest Pignon-Ernest…) ou le cinéma. On remarque qu'on a quatre idéologies et interprétations du monde, différentes pour une même forme. Ombre et lumière sont de l'ordre de la pensée plastique.

A un moment donné, le spectateur a accès à l'œuvre s'il l'"écoute". Et pour cela, il devrait mettre autant de temps à regarder le tableau que le peintre en a mis pour le faire . Et d'autant plus de temps si l'œuvre est d'un autre siècle. Le regard n'analyse pas, il "entend" les formes plastiques. C'est par là qu'on peut avoir une des relations entre musique et peinture.

La pensée plastique et l'autonomie des formes permettent au spectateur de partager avec le peintre quelque chose de la vie, du monde, ou de l'univers. Parce que l'art est aussi un appel à l'autre pour qu'il s'arrache momentanément à ses pesanteurs et accède un instant à sa grâce. "Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd'hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu'il s'est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce" (Christian Bobin, La présence pure).

Le peintre alors peut proposer une autre expérimentation du monde, jusqu'à une autre éthique. Quelques éléments : "Un homme, ça s'empêche" (A. Camus), affirmer la vie comme victoire provisoire sur la mort, la question de la capacité de l'humain à poursuivre son aventure par rapport à l'inconnu, ou encore la question de l'équilibre entre nature/culture et immanence/transcendance…C'est un équilibre permanent à cherche. Il n'y a ni buts définitifs (téléologiques) ni recettes. Et cependant reste une éthique !

Il arrive un moment où l'on peut envisager une autre esthétique. En partant d'un matériau brut sans organisation qui accède à son maximum de potentialités, le peintre peut alimenter et "travailler" les formes autonomes. Il n'est pas encore dans le langage (dans le "récit"), au moment où il organise une pensée plastique. Cézanne rappelle à ce sujet combien : "L'artiste n'est qu'un réceptacle de sensation, un cerveau, un appareil enregistreur…Toute sa volonté doit être silence". Ou dans un autre passage : "L'artiste doit être comme une plaque sensible… au moment où il œuvre"). Tout est désadjectivé.

La sensation est comme un corps moléculaire récepteur des énergies, des temporalités multiples et des forces, issues des matériaux bruts quels qu'ils soient (écriture, pierres, fer, couleurs, papiers, musiques...). L'imaginaire et le corps du peintre "pilotent" ces données, et dévoilent le rythme du peintre. Ce rythme décide des accents et de l'arrangement des formes sur la toile. Ainsi le peintre peut proposer une expérimentation du monde, jusqu'à une éthique questionnée.

Et si une grammaire de l'art surgit, elle est faite d'incertitude : ce qui empêche qu'il y ait une théorie de l'art. Toute théorie de l'art n'est que momentanée au mieux. Au pire elle est impossible. "L'œuvre consacre l'échec de toute théorie" (P. Klee). Comme le sommet consacre l'échec de toute prise et de tout mouvement. Et pourtant l'artiste en a besoin pour s'appuyer sur quelque chose lors de la confrontation avec l'inconnu, ou de la négociation avec le désir, les fantasmes ou la folie. Parfois avec une sagesse infinie. Ou un silence éternel.

En partant du mal, de la destruction et de la mort, pour de là jaillir très fort comme un volcan et ensemencer l'œuvre d'un devenir, il faut pour le peintre, ce désir sans fin d'affirmer la vie.

C'est de cela dont l'humanité à besoin, de quelque chose de fort qui entraîne le monde vers "…la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n'y eut-il jamais mer semblablement ouverte" (Nietzsche, Le gai savoir, 343).

Jean Murat
4.11.2013