DE LA PEINTURE                                                                            30.01.2018                                                         

 

Ce qui peut attirer le regard du spectateur devant des tableaux, au-delà d’un récit possible, ce sont les agencements (spatiaux, multiples temporalités, des énergies…) des formes (couleurs, traces, masses, gestes, figures…), soutenus par la pensée complexe du peintre, et qui concrétisent un ensemble sollicitant autant la sensibilité du peintre que celle du spectateur. Un tableau est le résultat d’une construction, d’une conscience, et d’une sensibilité. Ainsi, l’art de peindre est une autre façon de sentir et de comprendre le monde.

Daniel Arasse a dit qu’il faut mettre autant de temps pour regarder un tableau, que le peintre a mis de temps pour le réaliser. Un peintre expliquait qu’il avait mis 25 ans pour effectuer un de ses tableaux, et compte tenu de son âge, la vie pour faire une œuvre. Parce qu’une autre pensée (tel que la pensée plastique qui est hors langage), parce qu’une autre vision du monde.

 

De fait, un tableau n’est pas un rébus : celui-ci n’a qu’une solution possible. Alors que chaque spectateur ressent une émotion multiple et envisage un récit momentané.

 

                               Le roi Lear et Cordélia - 12.12.2017 (94x237)

 

Par ailleurs, de ces agencements et de la confrontation entre les éléments d’un tableau, il arrive au spectateur, lors de la rencontre avec celui-ci qu’il résonne très fort en lui : il finit par douter de ce qu’il voit. Et cela peut aller jusqu’à un refus qui vient de loin, du plus secret du spectateur, parce que, dirait-on, l’œuvre le gêne !

 

La peinture aujourd’hui gêne beaucoup de gens. Au point de la condamner, ou presque. Comme s’ils n’avaient rien compris de cette pratique artistique, de sa spécificité, de sa richesse humaine. De sa capacité d’investigation.

Créer n’est pas immédiatement démocratique et raisonnable, certes. Le peintre est surpris de lui-même. Il ne s’attendait pas à un tel résultat. Plus tard, quand l’œuvre est finie, elle peut être raisonnée, critiquée, analysée. Défaite. Elle dit l'époque et ses joies et ses angoisses. C’est dans ce paradoxe que le peintre existe.

 

Pour beaucoup, il ne s’agit pas d’un refus devant un objet, ou un dispositif quelconque, qui est transgressif, provocateur, morbide, ou très superficiel. Voire très publicitaire et propagandiste. Ou trop banal. Mais, devant le tableau, il s’agit plutôt du refus de ce qui interroge l’être singulier du spectateur.

Et ce, bien que ce tableau ne soit pas forcément scandaleux. Ou plutôt le scandale vient du bruit qu’un corps produit pour ne pas écouter le monde.

Seul le corps du peintre s’offrant à rien, accède à cet éclat et à cet écart qui vont troubler le regard d’un spectateur. Ce n’est pas, non plus, un tableau avec un chaos insoluble, catastrophique, illisible. Tableau qu’on rencontre sur des lieux d’exposition. Et pourquoi pas ! Tout est possible. N’importe quoi est possible aussi.

 

Ce dégage alors dans ces tableaux, le désir d’une inefficacité, de quelque chose d’inutile, jusqu’à une stérilité. Peut-être pour contrer l’envahissement des algorithmes, et entreprendre la question du néant qui traverse la société actuelle. Le soupçon de quelque chose qui ne va pas ! Comme un ensemble sans âme ! Parfois un décor surprend, vite superficiel. L'échec d'une pensée sensible s'affirme. Et au-delà, une crise de l'humain.

Devant une telle réalisation, on devine une sorte d’échec de l’art et de l’humain. Un manque de courage de ne pas s’arracher à cette chute complète. Au point de faire de cette chute, une esthétique à la mode.

 

A ce stade, le tableau ne résiste pas à l’effondrement profond et général. Il arrive assez souvent qu’il soit bien travaillé avec des techniques très élaborées, et riches en détails. Mais si anecdotique et si contingent !

Même si on ne sait pas où l’on va ! A un moment donné, il faut oser ne pas donner dans le consensus des comportements et dans les modes de penser et de sentir. Le problème de l'art, ce n’est pas le marché, mais plutôt de mettre en scène l’humain et le monde. On ne découvre cette "voie" que progressivement. Pour cela il a fallu la liberté et le silence d’un corps, qui écoute l’univers.

 

C’est ce qui fait que l’art va au-delà, des contingences de l’époque. Mais il faut aller le chercher cet au-delà !  Qui ne se laisse pas saisir sur une simple supplique sociale, politique, historique, esthétique …

Dans notre époque, l’art justement, va-t-il être capable de se poser la question du lien qui existe entre l’humain et l’univers. Mais qui le dit, qui le sent et qui l’expérimente aujourd’hui ?

L’homme est pourtant, aussi, l’un des supports matériels (chimiques, atomiques…) avec les planètes et les étoiles, de l’infini et de l’éternité qui construisent l’univers. L’un des rôles de l’artiste est de rendre compte de cet état aujourd’hui. Comme cela s'est déjà fait autrefois.

Nous trouvons chez Spinoza une proposition qui va dans le sens de cette constation :

"Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande part est éternelle". (Ethique, De la liberté humaine, Proposition 39, 1675)

Soit le corps comme support matériel de l’esprit celui-ci étant infini et éternel, une vie durant.  

Et cet état se manifeste dans l’expérience et l’expérimentation que l’art fait du monde et de l’humain. Au même titre que la science, mais d’une autre façon.

Cette assertion de Cézanne : "La couleur est le lieu où l’univers et notre cerveau se rencontrent", convient à l’objectif du peintre. Alors que "nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants" (Char). Bien que tout soit périlleux dans ce monde.

 

De là, créer une esthétique de la résistance, contre le nihilisme de l’art contemporain, pour une éthique d’un devenir, pourquoi pas ? Rien à voir avec les transgressions de l’art actuel qui, en fait, ne transgresse que lui-même. Parce qu’il correspond à une raison raisonnante et à sa logique qui ne fonctionnent que pour elles-mêmes et dominent le monde actuel. Comme s’il y avait une recette pour vivre !

 

Bras et chaos – 18.12.2017 (92x102)

 

Ainsi dans les tableaux, le "travail ou l’engendrement" des formes, les accents colorés, l’effroi-la joie des gestes, les agencements insolites, l’espèce de vertige qui jaillit d’un corps parfait en reflet dans l’œil, jusqu’à une mémoire incendiaire, tous ont quelque chose de fort qui échappe au spectateur trop habitué aux écrans de toute sorte qui aplatissent et uniformisent la vision (publicités et œuvres d’art sont au même niveau : celui des pixels). De là ces tableaux bousculent le regard. Parce qu’ils sont différents des images que produit l’époque.

Et si des spectateurs sont intéressés par certaines toiles qui les poussent au-delà du moment de la rencontre vers un autre monde, une autre sensation, c’est qu’ils ont compris que l’art n’est pas qu’un divertissement, qu’un objet de spéculation, qu’un décor, ou qu’un événement vite oublié. Un ensemble éphémère parce que sans vision.

Au contraire, l’art est une mémoire auquel on se réfère pour vivre, et ouvrir le monde à l’infini. Il est aussi une mémoire du futur. Qui dit futur dit devenir, et non abandon de la poursuite de l’aventure humaine. Là on se retrouve avec une raison en quête d’elle-même qui interroge le monde et l’humain. A ce moment-là, la peinture transgresse et subvertit l’art actuel. Le peintre, c’est celui qui emprunte à l’époque suivante.

Une remarque : au-delà du lien entre l'humain et l'univers, il reste ce défi : l'humain ne pourra poursuivre son aventure face à l'inconnu que s'il domine tous les outils qu'ils inventent. Sinon il disparaîtra assez rapidement.

 

On devine et on voit dans certains tableaux, un début de chaos ; mais ils résistent à l’effondrement. Ils offrent au-delà de la catastrophe, une force qui entraîne l’imaginaire sur d’autres terrains. Parce que le peintre en a conscience, ses tableaux ne sont pas "sans récit", ni "sans histoire".

Il ne s’agit pas de se laisser entraîner par ce chaos, surtout si quelque chose doit apparaître à travers le changement de civilisation observable. Le paradoxe n’est pas négligeable. Mais il offre d’autres énergies et d’autres récits. Que ceux que l’ordre économique impose comme seul progrès. En fait le seul progrès à venir sera éthique.

 

Quand tout est agencé sur la toile, c’est chaque spectateur qui va rêver et composer une manière de "récit-légende". A partir de ce qu’il voit et sent, et de ce qu’il est.

Quant au peintre, dans ce qu’il tente d’organiser, "il n’en sait rien". Pas plus qu’il ne sait où le mène les tenants et les aboutissants des confrontations formelles mise en place. Cet état est primordial. D’autant plus que l’inconnu n’est pas programmable. Est sans passé, sans présent, ni futur. N’appartient à aucun espace. Et pourtant là.

Ou "s’il sait" quelque chose, c’est par instinct, par sensibilité, parce qu’il est si proche d’un échange avec l’infini de l’univers, et qu’il "l’accepte"dans l’instant de son intervention sur le support. Il est comme le peintre de l’art pariétal. En lien direct et à vitesse absolue avec infini. Comme la main sur le rocher.

 

Si le spectateur est retenu par le tableau, un instant sa sensibilité va être touchée, et il aura du plaisir à "voir-écouter" ce tableau et à composer son "récit-légende". Une histoire passe et se tait. Revient. Change sa charge. Et malgré tout reste indissociable du couple tableau/spectateur.

Ce couple compose en quelque sorte, à partir des instants peints, cette sensation-récit. Et ce jeu de sensations le porte à la fois vers la survivance sensible d’un passé et peut-être vers l’ouverture sur un devenir.

A ce stade, la peinture est de l’ordre épique, face à l’inconnu. Les formes sont agencées. Chaque personnage devient un héros… Le spectateur lui-même est le héros de ce "récit-légende".

 

Et là le peintre attend notre civilisation pour avoir ce souffle ! Et dépasser toute contingence.

Au bout, il ne reste plus qu’un silence dans cette lutte pour survivre, et peut-être encore, pour poursuivre l’aventure humaine au regard de l’inconnu.  

 

« At nihilominus sentimus, experimurque, nos aeternos esse. »

Spinoza, Ethique, De la liberté humaine, Proposition 23, 1675

(Et néanmoins, nous sentons et nous savons que nous sommes éternels.)

 

 

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