ELEMENTS DE COMPARAISON DES DEUX OEUVRES

Les oeuvres choisies sont le "Christ voilé"(1753) de Sanmartino, une sculpture en marbre du Christ allongé nu et recouvert d'un voile de marbre, et "Une momento/..." (1996) ou "Black Pussy" (2008) de J.Rhoades, des installations d'objets hétéroclites.

La sculpture de marbre du "Christ voilé" est posée sur un bloc de porphyre. Aux pieds du gisant, les tenailles, les clous et la couronne d'épines rappellent le supplice. L'ensemble attire le regard par les effets réalistes de l'imitation d'un corps sous un voile.
Pourtant ce réalisme échappe à un aspect dramatique. Le marbre malgré sa froideur, n'est pas inerte. En effet le regard est arrêté par le voile de marbre, rendu léger comme de la soie, qui repose sur le cadavre du Christ. Cette légèreté du voile est accentuée par le caractère aérien des courbes contituant les plis épousant intimement le corps. L'habileté est forcément séduisante. Mais elle ne suffirait pas pour nous retenir. D'autres sculptures sont tout aussi virtuoses : Ghiberti, Michel-Ange, Bernin, ou l'ensemble sculpté de "L'assomption de la Vierge" de l'église de Rohr en Bavière par Agid Quirin Asam, qui apparaît comme un dispositif à base religieuse( voir le texte 3 : Remarques sur l'art, aujourd'hui, sur la fin).
Cependant, à propos du réalisme, on ne peut pas aller jusqu'à cette remarque du prince Mychkine ("L'idiot" de Dostoïevski) lorsqu'il voit le tableau de Holbein "Le Christ au tombeau" (1521) : "Mais, ce tableau, il serait capable de vous faire perdre la foi", tant effectivement la couleur du corps est proche de celle d'un cadavre en décomposition. Cette sculpture ne va pas jusqu'à ce point, même si le Christ dévoile son humanité.

Un autre aspect de cette oeuvre : le sublime. Il apparaît déjà dans la sculpture elle-même, entre la rencontre contradictoire du marbre pesant et plutôt froid, et la sensation de légèreté du voile. Ou encore : le spectateur peut à la fois, être attiré par la réalisation habile et le caractère noble du marbre, et en retrait autant par le sujet que par le marbre froid.
Reste que cette sculpture n'est pas uniquement réalisée pour obtenir une œuvre parfaite voire sublime bien que cette intention soit là aussi. En arrière plan il existe une histoire et une croyance qui structurent la société et la sculpture. Avec entre autres, à travers la perfection formelle d'où se dégage la beauté de l'oeuvre selon les canons de l'époque, la présence d'une émotion qui, selon St François de Sales, permettait un accès à Dieu. Cette émotion s'appuyait sur une idée et un sentiment forts dans l'époque : il s'agissait de sauver son âme. Un peu, comme une affirmation de la vie, transcendée, en tant que victoire provisoire sur la mort. On peut faire la différence avec une émotion basée sur un simple comportement médiocre, due à un banal divertissement de fin de semaine.
Et en même temps l'ensemble sculpté porte un autre "récit" dans l'association du corps mort et d'un voile (qui n'est qu'un linceul !). A l'époque la mort était très présente et brutale dans la société. On ne l'imagine pas à quel point aujourd'hui (maladies, famines,...). Au risque de mourir sans être préparé chrétiennement. Et suivre l'enseignement du Christ, offrait aux gens la possibilté de sauver leur âme. Ainsi elle pouvait accéder à l'immortalité. C'était un aspect très fortement inscrit dans la société de l'époque.
Le principal but : la beauté et le récit des oeuvres d'art de l'époque, avaient un fort rôle idéologique nécessaire pour poursuivre l'aventure humaine face à l'inconnu.

On peut penser ce qu'on veut de ces croyances, mais on observe que la civilisation européenne du XVIII ème siècle, avait encore une vision du monde transcendante. Cette vision créait un espoir au milieu des défaites et de la fragilité humaine, même si elle était au service des pouvoirs en place. Elle avait cette vertu de maintenir dans les groupes sociaux, la capacité à inventer la vie malgré les difficultés, malgré des outils bien moins efficaces que les nôtres. Elle offrait un devenir, propre à l'époque et à ses moyens. On a parlé d'opium du peuple à propos de la religion. Que dire de la société de consommation et de la croissance (autres opiums du peuple !) si négatives dans ses conséquences pour l'humain et la nature ?

L'œuvre "BlackPussy" (2008) de Jason Rhoades (Voir Gallery David Zwirner New-York / Jason Rhoades) n'est apparemment pas si éloignée que cela du "Christ voilé" : on a deux œuvres qui traitent de la mort. Mais les différences entre les mises en œuvres et les interprétations sont considérables. Pour des raisons d'époque, mais aussi par la conception formelle et idéologique de l'installation.
Elle est très dispersée. Les objets sont disposés dans plusieurs pièces. Mais c'est l'impression de chaos qui surprend. L'ensemble est éparpillé à même le sol, comme si un coup de vent avait tout bousculé. Une avalanche de couleurs, de musiques, de lumières ou de vidéos, en vrac. Parfois on se croirait devant une décharge publique : chaises, bidons, ordinateurs, fils, photos, des bandes de roulement pour des caisses ou des cartons, tubes de carton colorés, planches, commutateurs…mais une décharge très propre ! Ces objets ne sont pas des détritus détériorés et maculés. Ce dernier type d'installations existe par ailleurs, avec des poissons pourris associés à des bijoux, ou encore une vache coupée en deux dans du formol… et bien d'autres. Il est ici difficile de parler d'harmonie ou de séduction, voire de beauté. De dérision, oui !

La beauté existe partout. Elle surgit telle une incidence déroutante de la vie. Elle est hors du langage et hors du temps. Elle est là où on ne l'attend pas. Et parfois elle apparaît dans l'art.

Mais d'un autre côté, on ne peut pas, non plus, rapprocher cet ensemble de Rhoades d'un "corps sans organes", compte tenu de son caractère hétéroclite et prémédité.

Le "corps sans organes" s'oppose à la moindre organisation, et il est hors tout pouvoir : il n'est peuplé que d'intensités. Etant hors de toute interprétation, il ouvre sur "une expérimentation qui arrache la conscience au sujet pour en faire un moyen d'exploration" (A partir de Deleuze). Situation extrême.
Quant au "plan de consistance", il est l'état de la résolution de ce "corps" dans le moment même où celui-ci accède à ses potentialités infinies excluant tout pouvoir et tout ordre. Autre situation extrême.

Les potentialités infinies sont toujours quelque chose qui arrive ou trop tôt ou trop tard, échappant à toute structure : ainsi les "50 dessins pour assassiner la magie" d'Artaud. De la beauté ici ? Plutôt de l'intensité. Et quelle intensité ! Celle d'un corps exténué. Rendu à l'extrême. Et ce, bien au-delà de n'importe quelle préméditation !

L'installation de Rhoades en est loin. L'accumulation hétéroclite des déchets est de l'ordre d'un effet spatial, d'une fabrication répondant à des interprétations à la mode, malgré les intentions d'une critique de la société de consommation allant, dans "Un momento...", jusqu'à de banales provocations sexuelles (long tréteau métallique, tube et boule…). Tout cela est très dérisoire. Il y a bien plus urgent aujourd'hui en art.
En définitive, l'installation reste "plate". Peu d'immanence et pas de transcendance. Trop circonstanciée. L'ensemble n'est qu'une sorte d'accumulation socio-esthétique, voulant détourner les modes et des conventions mille fois usées, attitude donnant à l'œuvre une sorte de pouvoir momentané, parce que provocatrice. Malgré cela, elle n'assume rien d'un devenir, et particulièrement d'un devenir anhistociste qui ouvre sur d'autres imaginaires, d'autres occurences artistiques. Incapable de changer de seuil : ce qu'on aurait pu attendre d'un nouvel art !

Par ailleurs, la première œuvre, avec son titre "Christ voilé" (et non le Christ mort), donne à voir des intensités. Le matériau marbre, en quelque sorte, est devenu un "plan de consistance" où a été agencé un type de "récit" très caratéristique de l'époque (le "récit" d'un corps mort et voilé : celui du Christ qui ressuscitera).
Il est, dans ce contexte, comme le programme d'une série d'intensités : l'une d'elle apparaît dans la relation entre le rendu de la légèreté du voile et le marbre, aspect extérieur jouant sur un paradoxe dû à l'habileté du sculpteur. Une autre surgit entre des potentialités infinies excluant tout pouvoir et ordre terrestres – soit un Dieu très inaccessible, inconnu en définitive – dans l'émotion ressentie par la qualité de l'œuvre et sa symbolique cherchant à conduire l'âme du fidèle vers son salut.
Sous ce "récit", circulent donc les intensités d'une sorte de "corps sans organes" portant les désirs des humains de l'époque : comment ne pas mourir ? Comment sauver son âme ?…Ne pas devenir fou de douleur ?
Le sculpteur dans ce type d'oeuvre est dépassé par le fond de l'oeuvre, parce qu'il touche au mystère de l'humain, au-delà même de l'idéologie du moment. Et là, l'art actuel en est loin ! Ce n'est même pas une question de qualité de l'oeuvre. Est avoué ici le vide de ce monde. Jusqu'à quel moment ?
En évoquant cela, il ne s'agit pas, ici, de revenir en arrière. Ni de se référer à une quelconque religion. Mais de constater une dynamique qui a existé et qui a été productrice d'une civilisation. Dynamique qui a aussi existé dans d'autres civilisations : préhistoriques, égyptienne…

Quelle connaissance apporte un tel irrationnel ? Comment donne-t-il les moyens de poursuivre l'aventure humaine ? Quelle conscience manque-t-il à nos données scientifiques et économico-politiques pour qu'elles ne détruisent pas la Terre ? Parce que l'irrationnel des époques passées a permis à des civilisations passées et glorieuse (cf. leur art) de survivre. Quelle synthèse dynamique faut-il inventer pour continuer ?

A l'opposé, l'installation "Un momento..." de J.Rhoades, avec son titre entre autres, "Un instant / Le théâtre de ma bite / Un coup d'œil sur la science / Ephémère", manie la dérision jusqu'au cynisme, l'inconsistance jusqu'au dépréciatif, ou le caractère ludique jusqu'au vrac ! Le monde n'a plus de valeur. La vie elle-même n'en a plus. On s'en fiche !
En littérature (Houellebecq) ou en art plastique (Orlan), on en a quelques exemples. En fait, la liberté d'évoquer les idées les plus folles ou de faire ce qu'on veut de son corps, pensons à Sade, existe. Et l'on doit défendre cette liberté individuelle artistique quelles qu'en soient les extravagances, même mortelles. Ce n'est pas ici le problème. Mais là où il surgit fortement, c'est lorsque la société institutionnalise implicitement ce type de comportement dû à l'irresponsabilité des pouvoirs. Et que l'art reflète le caractère mortifère de la civilisation actuelle. Il y a une dérive grave pour le suite de l'aventure humaine. Ce caractère mortifère devient évident (cf. le totalitarisme technologique remplaçant de plus en plus toute relation humaine, tout échange vivant entre individu ou groupe). On accède ainsi à un nihilisme généralisé. Les pouvoirs et les idéologies ne sont plus capables de trouver ou de proposer un équilibre entre les dynamiques créatrices et destructrices.

L'artiste Rhoades étouffe sous le poids de l'esthétique qu'il tente de repousser au moyen d'une expression effrénée. Il encombre l'espace, joue sur le ludique ou sur la dérision, jusqu'à l'hystérie. Jusqu'à l'épuisement. Il sature l'œuvre. Le plein excessif, ici, affirme une présence totalitaire. Comme un monde fini. Il n'y a plus de devenir.
Même la dynamique qui existe dans la conception matérialiste du monde, n'est plus vraiment féconde. Déjà Duchamp manifestait ce sentiment de l'échec d'un devenir à travers son ironie déceptive.
Cette attitude persiste dans l'art, comme si l'époque n'arrivait pas à surmonter ce qui l'attire vers sa fin. Rien n'apparaît à l'horizon en ce moment. Ou si peu ! Reste une sorte de nihilisme aplatissant toute velléité de vie. Où le désir n'est plus qu'un besoin banal. Pas d'amour pour mettre en échec cela.
En tout cas c'est bien la fin d'un type de représentation du monde. Elle n'est plus possible telle quelle. D'où des dérives sans nom, parce qu'on veut forcer ce qui n'existe pas, ou qui n'a plus cours. Toujours le plus à la mode, ou le plus nouveau ! Est-ce qu'on s'est rendu compte que l'on était arrivé à la fin de ce type de progrès et de modernité ?

Il faudrait réactiver un nouvel imaginaire fait à partir d'autres idées, images ou représentations, qui s'incarneront comme symbole, à partir des réalités matérielles et pratiques leur conférant un mode d'existence concrète, visible et social (M.Godelier). Mais rien ne se fait, surtout pas dans l'agitation et le bruit du monde actuel.
L'art actuel est incapable d'envisager un autre type de perception de ce monde, d'autres symboliques.
Avant le XVIIIè siècle la mort appelait la vie, et même une autre vie après la mort. Quoiqu'on pense cette vision du monde, des œuvres fortes ont été produites. Les civilisations donnaient la possibilité de continuer l'aventure humaine. La question d'une temporalité variable avait encore cours, et une signification.
Avec les XX et XXIè siècles, on dirait que la mort appelle la mort ! Est-ce que l'humanité veut s'anéantir ? C'est possible. Beaucoup d'œuvres d'art réalisées en portent la trace mortifère, voire même en indique la tentation. Il ne reste plus dans cette civilisation qu'une temporalité quantifiable liée à l'espace. Soit toujours la même façon de comprendre le monde. L'objectivation de monde, et la séparation de la culture et de la nature, a permis de créer la science. Il serait question de retrouver un lien nouveau entre culture et nature, sans perdre les acquis.

Les indiens d'Amérique du nord avait mis en place une civilisation relativement équilibrée entre l'humain et la nature. Ce n'était pas des petits saints. Mais malgré tout quand on lit leurs récits, ceux-ci montrent combien leur société était cohérente, et avait des limites qui la rendait vivable, parce qu'ils acceptaient la mort et donc affirmaient la vie !
Fallait-il s'en tenir à cette situation, ou s'engager comme but ultime de notre civilisation occidentale vers une conquête de l'univers ? Mais même ce dernier but demandera, essentiellement, un respect de la nature et de se trouver des limites pour d'affirmer enfin la puissance de cette civiisation.!

En comparant les deux documents, on observe une perte dans les transformations de l'art. Il n'est pas question de revenir à la sculpture en marbre. C'est fini. Enfin sous cet aspect là.
Aujourd'hui, on n'a pas l'équivalent idéologique et, curieusement technique, pour accéder à l'équivalent d'un tel niveau de pensée et de mise en œuvre. Si une œuvre actuelle avait ce niveau, elle rendrait secondaire ou remettrait à leur place les œuvres passées, lesquelles n'interrogeraient pas avec force notre époque si inféconde, mortifiante, et nihiliste.

Restent les humains et parmi eux l'artiste qui peut se rendre libre. Parce qu'il prend son temps, l'artiste doit entendre un appel venant de tous les hommes depuis les origines. Aujourd'hui il doit tenter d'ouvrir le monde à d'autres perspectives, à d'autres dynamiques et d'inscrire de nouvelles représentations. De créer les données d'une civilisation différente sachant utiliser ses outils. D'une civilisation encore capable de poursuivre l'aventure humaine face à l'inconnu. Rien n'est sûr, là non plus. Et c'est cela la force de la vie et ce qui la rend passionnante : l'imprévisibilité.
Qui rêve ici ?