Un fonctionnement de la société actuel

A partir de la dominante très forte de l'idéologie du marché actuel, on observe le phénomène suivant : les techniques économiques et financières ne fonctionnent que pour elles-mêmes. Il n’existe plus vraiment d’ordres donnés pour réaliser une opération boursière, ou presque. Un fond d’investissement, quasi automatiquement, achètera ou vendra selon le rendement financier. Les moyens d’information et la puissance des ordinateurs (utilisation de mathématiques à très haut niveau), permettent d’être au plus près techniquement du rendement financier momentané idéal. Seule la procédure technique ou la logique de la rationalité financière décident de telle ou telle opération, afin d’obtenir le profit le plus important.

Et peu importe le désir des humains. La plupart des élites fonctionne dans ce système. Elles n'assument plus leurs responsabilités par rapport à un devenir ou à une poursuite de l'aventure humaine face à l'inconnu. Elles finissent par mettre en danger la vie d'autrui, et refusent une assistance à humanité en danger.
On pense au livre : "Le procès" de Kafka. (1925) Un homme est jugé alors qu’il est apparemment innocent. Il pense que cette erreur va être réparée. Mais plus le temps passe, plus il est coupable.
Je ne veux pas parler du fait qu’il (l’accusé) ne se trouve jamais libre, il ne le serait pas non plus à proprement parler avec l’acquittement apparent. Il s’agit d’autre chose. En effet l’instruction ne peut être suspendue sans au moins un semblant de cause. Aussi faut-il qu’elle se poursuive théoriquement…Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action ».
Le tort du héros de Kafka, c'est de désirer vivre. Au fond, il gène le fonctionnement de cette société. Le système politique (ou économique) qui accepte de fonctionner avec cette logique de la procédure, ignore l’humain, ses aléas et sa complexité. Ce dernier est écrasé trop "innocent". Il ne fallait pas vivre !
La procédure ne fonctionne plus que pour elle-même. Et personne n’y peut rien. Alors que le rôle de la procédure est de faire des choix face à un devenir incertain, des descriptions indécidables, en désamorçant le moment de surprise lié à la décision (N. Luhmann, "La légitimation par la procédure"). En fait, aujourd'hui, elles ne peuvent plus tenir leur fonction, instrumentalisées par les pouvoirs qui ont abandonné leur rôle de décision politique au regard des peuples. Au fond la technique et les outils décident !

Les techno-sciences procèdent de la même façon : elles fonctionnent à la fois pour elles-mêmes, et dans le toujours plus de la surenchère d’une soi-disant découverte, tout en accumulant des procédures techniques. Elles affirment le pouvoir et soumettent les corps. Il s'agit pour elles, de ne pas être encombrées par le corps humain, ses aléas et sa liberté parfois insurrectionnelle. Insurrectionnel parce que ce corps est toujours le laboratoire d'un autre mode de vie, parce qu'il est capable d'inventer un autre temps, comme un temps multiple.

Les subjectivités elles-mêmes sont toutes "branchées" sur le même logiciel social. Chacun veut être le plus à la mode et le plus original dans un même comportement social de plus en plus mécanisé et moutonnier. On est loin des phénomènes de solidarité qui sont capables de transformer une société sans pour autant réduire l'individu !
Ces comportements grégaires créent des effets de masses qui étouffent l'imagination. On arrive ainsi à une sorte de pléonasme social, un peu comme un art de s’habiller de façon différente avec les mêmes habits ! Chacun est "encombré", "occupé" par cette extériorité vide, conditionné par une sorte de mécanique sociale, un peu comme une société d'animaux.
A côté de cela, le rire distrayant ne gêne aucun pouvoir. Quand il est trop subversif donc gardant sa liberté critique, il est dans les marges ou récupéré comme provocation. La société n'ayant plus de limites, il devient sans intérêt. On remarque que les grandes civilisations dans leur apogée avaient des limites.

L’information et la communication évoluant dans le toujours plus, sont saturées. Très superficielles, elles conduisent à une uniformisation et une manipulation des populations. La communication a presque transformée l'élément technico-financier en une idéologie, voire en une religion avec ses rites (société de consommation, croissance, compétition, divertissement-sport-tourisme…ensemble qui occupe les esprits comme on occupe un pays). La mondialisation économique est presque acquise. Il devient difficile d'aller ailleurs, vers d'autres horizons. Jusqu'au vocabulaire courant rabattu sur un vocabulaire économique.
Exemples : gouvernance pour gouvernement (l’aspect technique est plus facile à résoudre alors que la politique avec le pour et le contre accentue les problèmes), perdre son crédit (peu fiable moralement, physiquement), gérer sa vie au lieu de la vivre, la famille est une valeur refuge (comme l’or ou les actions), ou encore valoriser une forêt, les boues des station d’épuration… (A.Farrachi, Petit lexique d'optimisme officiel, Fayard).

Autre emprise des esprits. En fait la mise en place d’une telle attitude se comprend. Il est question d'aller vite, de passer par-dessus la complexité humaine et la nécessité d’un temps long pour s’accorder avec la nature, ou pour construire une vie démocratique. Elle demande des espaces, elle crée du vide pour que les mots s'accordent. L'univers fonctionne parce qu'il y a du vide : ce que cherche l'artiste, ce qu'il rencontre quand il anticipe une ébauche de devenir.
Evidement, cela demande du temps, et c’est trop coûteux pour les pouvoirs en place. Des nouvelles langues sont inventées en informatique, en économie, en communication...pour perdre les non initiés et les tromper. Pour garder le pouvoir. Au fond, les réactions humaines sont trop imprévisibles. Elles finissent par entraver le bon fonctionnement de la logique économique. Trop d’inconnus ne conviennent pas à ce système qui veut mathématiser la nature et l’humain. Eviter les initiatives. Ce qui a pour conséquences : la fin des imaginations, la fin de l’invention d’un autre monde, et l'idée d'une fin de l’Histoire ! A l'ultime, on en arrive à des listes de procédures à la place d'une pensée et au lieu de faire des histoires !

Le problème d'une occupation de la pensée par un langage procédural est au centre du livre de François Emmanuel : "La question humaine". Le récit de ce livre, pose la question de la liberté de la pensée par le langage, et les limites de cette liberté. Il y a bien d'autres situations fortement inquiétantes par rapport à notre époque et aux novelangues procédurales. Mais on peut entendre autre chose derrière la fable du livre. Comme cette idée que "là où les humains ne supportent plus la parole, réapparaît le massacre" (Legendre).
On retrouve cette idée d'occupation des esprits dans les livres ("Prendre soin de la jeunesse...", et "Economie de l'hypermatériel...") de B. Stiegler quand il écrit que "les techniques culturelles et cognitives sont au service du contrôle des esprits par le marketing". Ce contrôle "qui détruit de plus en plus les esprits" et crée "un homme inhumain".
G.Anders, dans "Nous, fils d'Eichman", montre combien la force de sentir diminue à mesure qu'augmente la médiation de notre activité, et que grandissent les résultats de nos actions. Nos mécanismes d'inhibition deviennent inopérant à partir d'un certain seuil, quand l'effet est trop grand et nous laisse froid.

L'art de peindre permet d'aller plus loin que le langage. Quant on change de temporalité, lorsque celle-ci n'est plus liée au langage. On débouche sur une autre liberté de perception sans les mots. Ce qu'on nomme masses et traces, permet de s'en sortir sans perdre pieds. Leurs agencements ou leurs juxtapositions et non leur somme, permettent de circuler sur des temporalités qualitatives et variables, de changer de seuil. De trouver une liberté de penser insoupçonnable. Et cela atteint la langue elle-même (voir la poésie).

Aujourd'hui, il n'y a apparemment plus les contre-pouvoirs naturels (conditions climatiques, peste, famine…) que rencontraient le désir de puissance des rois ou des princes.
Sans contre-pouvoirs réels, la civilisation nouvelle, très conquérante, présente un double phénomène inquiétant : la marchandisation de l’être humain et la destruction de la nature. Jusqu’à l’épuisement des deux, dirait-on, et ce malgré les critiques fortes des écologistes et des scientifiques.
Pourtant une révolte de la nature avec la pollution, les nouvelles maladies, les ressources naturelles s'épuisant, l'effet de serre et bien d'autres, sont les conséquences des inconséquences humaines et contemporaines, qui pourraient produire une régression de cette civilisation. Sans proposer un autre devenir, ou une autre maîtrise de l'environnement ou de l'espace interplanétaire.

La nature et l’humain ne sont pas pris en compte : seul la logique interne technique est le critère très réducteur de l'humain. Pourtant l’art, entre autres, montre que le monde ne s’arrête pas là. Il sait, à la fois, ouvrir le monde et en donner des limites. "Fabriquer l'homme, c'est lui donner des limites" (Legendre).