Quelques limites de l'art actuel ?

 

Les murs à abattre sont nombreux, entre individus, entre classes sociales, entre pays, lors de toutes rencontres… si l'on veut essayer de comprendre le monde et l'humain.

Une réflexion d'Adorno sur l'art interroge fortement notre civilisation et sa production artistique. Et particulièrement sur une difficulté de l'art actuel à transcender sa situation.
"La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes. L'esprit critique n'est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l'un de ses éléments, le progrès de l'esprit qu'elle s'apprête aujourd'hui à faire disparaître, tant qu'il s'enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même."
(Adorno, Prismes, Payot, 1955, p. 26)
"Des années après que ce passage [de Brecht] a été écrit, Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l'échec de la culture...Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n'est qu'un tas d'ordure.
(Adorno, La dialectique négative, Payot, 1966, p.444)

Même si par la suite, l'auteur a nuancé son propos, la brutalité de ses remarques questionne fortement l'art actuel. Puisqu'on continue à faire de l'art quand la mémoire d'Auschwitz est toujours là, indélébile. Pourquoi prendre ce traumatisme pour juger de l'art d'aujourd'hui ? Parce que celui-ci n'arrive pas à dépasser ce qui s'est passé. Quelque soit la qualité des œuvres. Reste qu'Auschwitz marque une sorte de fin de l'art (et peut-être d'un certain état de l'humain), mais cet événement est aussi la condition de l'art actuel.
Les œuvres d'aujourd'hui semblent confirmer l'incapacité de l'époque à faire de l'art une dimension supérieure de l'humain. Quelque chose qui l'arrache à sa pesanteur et le porte à sa grâce. Corps rêvé.

Pour tenter de renouveler l'art, a été mis en avant une série de dispositif, d'installations, de performances, de structures critiques, de productions dérisoires, cyniques et nihilistes, mortifère, de transgressions souvent infantiles, de marketing, et bien d'autres, jusqu'à une irreprésentabilité du corps humain (cf. Beuys, Oppenheim, Orlan…). Corps brisé.
Une sorte de critique de toutes les données, jusqu'à les réduire à rien. Une vision déceptive du monde et de la vie. Incapable d'envisager un devenir. Au fond comme si Adorno avait raison !

Historiquement l'art correspond aux transformations de la civilisation, soit en réaction à la politique (1917 Tzara et le dadaïsme contre la guerre 14-18, et contre la culture incapable d'éviter cette boucherie) et à la société (contestation des ordres économi - ques), ou au contraire en s'enferrant dans le mouvement néo-libéral. Ainsi chaque moment d'intervention, de montage, de dispositif, ou de performance, s'affirme comme un fait événementiel et commercial. Pourquoi pas ? Mais l'humanité n'attend-elle pas autre chose de l'humain et de l'art ?

Au mieux, les installations, les dispositifs ou les performances peuvent être intéressants en interrogeants la société (Rauschen- berg avec "Odalique" 1955-1958 qui se retourne contre l'expressionnisme abstrait déniant la réalité et détournant la toile de Ingres. Et bien d'autres comme Matthew Barney avec Cremaster, Jason Rhoades, Rebecca Horn...), voire agréables parce que justes et subtiles quand ils répondent à un thème. La dissertation est comprise. Mais quid d'un devenir ? Parce qu'on en est là ! Dans notre époque, l'art n'aurait-il pas une fonction d'investigation de l'inconnu ?
D'un autre côté, les œuvres en place répètent souvent le même événement, sans tenter un dépassement qui inclurait la mémoire d'un passé. On pense à Boltanski et à son installation au Grand Palais à Paris, rappelant entre autres ce qui s'est passé à Auschwitz. Ou à ceux qui ont vécu cette terrible destruction (Music, Olère, Fautrier…). Ce qui se comprend parfaitement.
Une sorte d'arrêt s'est installé et est perceptible dans l'imaginaire d'une société qui n'est plus capable de se porter plus loin. D'envisager un autre horizon, sans oublier son passé. La leçon des anciens : ils n'ont pas de solutions à vivre à nous donner. On peut noter qu'avec des outils dérisoires, par rapport aux nôtres, ils ont inventé des solutions momentanées pour vivre. Et en art, ils ont créé les données d'une affirmation de la vie. Notre époque semble avoir des difficultés de ce côté.

Malgré tout, et tout ici n'est pas rien, il reste quelque part un espoir, une vibration qui laisse entendre la vie. Et c'est là où la peinture doit porter un devenir, doit transformer le mal en un espoir fort de vivre, en une volonté d'affirmer la vie (Nietzsche). Sans oublier ce qui s'est passé ! Corps mémoire.
La peinture tente de faire en sorte de montrer combien justement l'humain est capable de poursuivre son aventure face à l'inconnu. Combien il lui faut retrouver au-delà de tout, « le spontané qui est le fruit d'une conquête » (Cf. Valery, Pièces sur l'art, Gallimard, 1936). Ainsi l'enfant qui conquiert la vie, a cette spontanéité. Ou Matisse et ses découpages, fruits d'une spontanéité étonnante vers la soixantaine (les gouaches découpées 1933), soit le résultat d'une conquête due à son métier de peintre. Il s'agissait pour lui de dessiner dans la couleur : une sorte de simplification radicale.
Effectivement autre chose tinte dans notre oreille bien au-delà des gesticulations de l'art actuel. Déjà avec Nietzsche :
« … et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n'y eut-il jamais "mer" semblablement "ouverte" » (Nietzsche, Le gai savoir, livre 5, 343).
Ou encore avec Rimbaud :

« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil ».

Evidemment, une marque noire traverse le corps de l'humain. Inoubliable. Ainsi G. Anders rappelle combien l'humain est devenu dérisoire. Jusqu'à l'enlisement contemporain. Jusqu'à une "transformation de l'homme en clientèle et du monde en déchets". Quant à Auschwitz, et au progrès : « Et s'il y a un progrès, c'est alors le progrès dans la fabrication du périmé. » (G. Anders, Discours sur les trois guerres mondiales, Esprit, 2003). Ou encore : "on n'y a pas tué des humains, mais fabriqué des cadavres" (G. Anders, L'obsolescence de l'homme, 2002).
Ce qui laisse entendre que l'art actuel n'a pas réussi à maintenir cette mémoire à dépasser. Seul ce paradoxe peut envisager un devenir. La beauté d'une œuvre à venir est par là.
Adorno touche à quelque chose d'essentiel et de moteur pour l'humain, et qui a été fortement refoulé à la suite autant par les massacres que par les idéologies matérialistes du XXème siècle : la spiritualité ontologique (ou laïque). Qui n'a rien à voir avec les religions bien qu'elles l'ont récupérée. Ni avec les pouvoirs.
L'art actuel, trop événementiel, immédiat, bruyant jusqu'à l'insupportable (un tableau est sans mot, silencieux), s'assèche et perd tout désir de découvrir la vie tant il colle à l'époque, époque particulièrement vide. Où les idéologies en cours empêchent de voir ce qui est à voir.
Ce silence est incompréhensible pour la société d'aujourd'hui. Comme la spiritualité.
A force de ne pas voir ce dont est capable l'humain (les guerres et les massacres mais aussi sa capacité à créer la vie jusqu'à l'altruisme), la civilisation contemporaine s'est enfermée comme pour tout oublier, dirait-on, dans un système mercantile (la consommation, qui peut être entendue comme symptôme d'un narcissisme contemporain dans cette façon de se refléter dans les objets, et la marchandise) parfaitement déstructurant de la conscience humaine. Comme si cette civilisation avait peur de perdre l'état de cette réification au risque de se retrouver pétrifiée devant l'indicible et l'inconnu ! La langue ne sait plus rien. S'écrase. Trop ductile. Voir la tentative du poète Celan pour briser la langue de la mort. Une sorte d'échec ! La langue et la pensée doivent retrouver la vie à dire, et à penser la vie. Corps silence.

Après Adorno (la fin de l'art après Auschwitz), après Lanzmann (Shoah), Didi-Hubermann (Les 4 photos des camps d'extermination), après François Emmanuel ("La question humaine"), et le film de Nemes ("Le fils de Saül ") …, l'art actuel est comme un cri d'impuissance de l'humain, cri qui est aussi élevé que le matérialisme contemporain absolument deshumanisant et réifiant, et qui risque de nous conduire à un holocauste effroyable. La société actuelle semble construire un enfer. Le défi est total. La solution semble impensable. A moins que l'art arrache le monde à sa pesanteur mortelle. Reste la grâce d'un instant, et ce qu'évoque Andreï Tarkovski dans son film sur le peintre d'icônes « Andreï Roublev ».

Le désir ici c'est de rendre à l'art de peindre sa puissance. Créer est déjà trop dans l'ordre des pouvoirs, de tous les pouvoirs. Avant créer, il y a peindre. Alors peindre… c'est écouter enfin le silence du monde, jusqu'à distinguer le bruissement de l'Univers, et un autre devenir. Cézanne : « Je ne sais plus rien. Je peins ». A propos du peintre : « L'artiste n'est qu'un réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil enregistreur… Toute sa volonté doit être silence ». Ou encore : « L'homme absent, mais tout entier dans le paysage, … sans anecdotes ». Le peintre doit désadjectiver la forme. Soit aussi sortir des idéologies qui ont toujours une arrière-pensée comme fond (le pouvoir). Il l'incite à se libérer de toute intention de tout objectif. Sans cesse il cherche à se libérer de toute idéologie, pour n'entendre que les formes, et la capacité de son corps à n'être qu'une machine sensible.
Mais il est à un tel niveau qu'il ne lui restait plus que la solitude pour vivre et son silence.

« Une œuvre d'art quand elle est à son sommet, devient un « comprendre » qui s'intensifie sans jamais se soumettre à une intention déterminée. Elle nous libère ainsi d'une signification quelconque et nous rend l'existence ininterprétable. (Anonyme de XXème siècle)

« La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent. »
(Gasquet, Cézanne, Cynara, 1926, p.135)


Murat Jean
21.01.2016

 

Quid d’une œuvre d’art !                                                                                                         02.04.2016

       Ainsi en partant d’un "chaos" l’artiste-peintre, par défi à l’inconnu, par désir et par fonction, va traverser ce lieu infernal pour accéder un moment à cette grâce quand il aura transformé le "chaos" non en ordre mais en un sentiment de vie intense, si intense, que le spectateur à son tour va se dépouiller de ses contingences sociales et humaines inexorables. Pendant un instant il va échapper à ses pesanteurs. Dans un silence intérieur où le corps s’expose complètement. A rien ! Au mieux à l’inconnu ! C’est à ce moment que l’œuvre "existe". Est "inventée". Ainsi l’intense est neutre ! N’est ni agitation, ni ivresse, ni délire. Qu’un silence. Qu’un silence inconcevable avec des mots. L’art est ailleurs dans ce moment.
Le récit et les formes ne sont que de l’anecdote, qu’un trait de l’Histoire humaine, qui ont leur nécessité. Bien sûr ! Mais qui ne surmontent à peine la vie quotidienne.
La grâce est un éclair qui défie le monde et met le vivant face à l’inconnu. C’est là sa vertu. Elle donne à l’humain son importance devant l’univers. Jusqu’à lui permettre de lui donner un sens !  Quelques instants incroyables.
La grâce est brève. Elle est une force qui emporte l’individu et son corps au-delà de tout. Elle le conduit à défier l’inconnu qui le traverse en permanence. Mais rien d’un pouvoir, ni l’affaire d’une religion. Surtout pas.
Là on touche au mystère de l’être de chair. Rien de médiocre, parce que plein d’un matériau-corps éprouvant l’univers, quand il atteint cet état de grâce.
Ainsi il entre en relation avec une autre dimension de lui-même. Plus mystérieuse. Parce qu’elle interroge l’humain sur sa présence et sur son destin inaudible. L’inconnu défie la raison raisonnante. Et la raison en quête d’elle-même.
Une des principales fonctions de l’art, est bien de cette importance, au-delà de ses rôles décoratif, subversif ou critique.

Un exemple : le cas Czapski.
Ce peintre et écrivain polonais a fait partie des quelques officiers polonais qui ont échappé à l’assassinat de 4000 des leurs par les troupes soviétiques à Katÿn en octobre 1939.
En 1940 il se retrouve dans un camp de prisonnier en Sibérie.  
Pour ne pas accepter l’avilissement d’une vie de bagne, il entreprit de faire à ses coreligionnaires, des conférences sur Proust, sur des philosophes (Bergson…) et sur d’autres écrivains ou artistes.
Sans aucun document, à force de mémoire, il monta des conférences dans des baraques sans aucun confort, dans la boue, dans la neige, par -45 °, et mal nourri. Au milieu de ces difficultés, il exposa ses commentaires sur des œuvres d’art, et fit faire connaissance à ses compagnons d’infortune, de nombreux artistes et écrivains.
Il y a quelque chose de fantastique dans ce lien entre ces moments où ces hommes vivaient, et la qualité des œuvres d’art commentées. Ils se retrouvaient ailleurs. Comme un moment de grâce !
Les œuvres d’art présentées avaient ici toute leur puissance de vie contenue entre les mots et les descriptions de Czapski.
Ces hommes ont été arrachés à un avilissement certain. L’art ici prend toute sa valeur. Mais un art à haut niveau. Sans concession aux modes.
(Voir : Souvenirs de Starobielsk, livre de souvenirs écrit en 1945, Éditions Noir sur Blanc)

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