Essai sur la différence entre peindre-créer et l'image

 

La distinction de quelques données de peindre-créer, permet de démarquer la peinture de l'image.

 

++ Peindre-créer relève essentiellement de la "pensée plastique". Son origine vient de la sensibilité, de l'émotion, et de l'expressivité d'un corps qui s'expose libre, ouvert au monde, qui va sans ordre, sans les mots, avec des gestes inédits, gestes inattendus et bruts pour tenter à la fois "d'entendre" l'inconnu et de s'y projeter.

Dans l'instant de peindre-créer cette "pensée" est intempestive et inactuelle, tel un corps sans organes. L'artiste ne saisit pas forcément où son corps le mène. Il a de la peine à convertir ce qui en surgit dans quelque chose d'intelligible. Reste un rythme indéfinissable. Des peintres primitifs, naïfs ou des peintres comme Piero, le Tintoret, Giorgione, le Greco, Caravage, Poussin, Vélasquez, Rembrandt, Van Gogh, Picasso…et bien d'autres et dans d'autres civilisations, en font la preuve.

On observe qu'au-delà du sujet, de l'idéologie, de la pression de la civilisation, de leur travail et de leur mise en scène très élaborée et personnelle, ils laissent entendre un mystère, quelques chose qui échappe et qui est toujours là. C'est une expérimentation différente du quotidien, très intime, non monstrative, faite de gestes secrets d'un corps tout aussi secret.

Elle éclot particulièrement dans le moment où le corps est confronté avec l'inconnu, ou quand il anticipe une situation originale, empruntant dans ce moment là, à l'époque à venir.

Le corps a une intuition qui lui permet de s'enfoncer dans le monde, en dehors de toute rationalité. Un corps et son intuition qui peuvent devenir une forme d'éthique. Parce que le corps "sait où il va" ("Aller me suffit" R. Char). Brusquement, et cela ne dure pas, le corps est mis en état de savoir ce qu'il croyait ne pas savoir. Expérimentation et transmutation au-delà de la conscience, menant précisément à un état altéré de celle-ci. Jusqu'à installer enfin une éthique dont l'origine est ce corps sans mots qui affirme la vie. Corps aux potentialités infinies. Corps qui se permet d'envisager des variantes, des orientations qui n'existent pas encore. Qui crée un monde avec de nouvelles lignes de forces et de nouvelles temporalités. Mais quelle patience ! On est loin de la précipitation actuelle. Pour quel précipice ? Les formes (masse, trace, couleur, figure…) inactuelles et libres dévoilent dans cet instant le fond du monde entendu par le corps. Avec Cy Twombly par exemple on a un aperçu de ce tremblement du monde. Mais on ne peut pas en rester là. C'est comme les performances de l'art actuel. Il manque la question de l'éthique comme réaction à l'état de faiblesse de notre époque qui est peut-être définitivement mortifère. D'où la nécessité d'un renversement. Mais alors comment poursuivre l'aventure humaine ? Parce que le corps n'est pas écouté ! Ou si mal ! (cf. la mode, la publicité, le marketing, la communication, le sport, la consommation, le travail…)

La "pensée plastique" n'en finit jamais avec le corps, et propose un autre regard sur les œuvres peintes. Entre autres à travers les relations d'énergies des formes et les temporalités multiples. Elle n'est pas de l'ordre du système d'information et de communication. Elle est un maelstrom et une épreuve, d'où surgissent les potentialités infinies de formes jamais les mêmes et qui travaillent le corps de l'artiste. Toujours son regard sans peur. Ce corps résistant.

 

C'est de là que l'art tire sa fécondité, certes, mais aussi c'est par là qu'il va à sa perte si l'artiste se laisse abuser par les assauts de ces potentialités avec un fond faible (cf. les installations et dispositifs de l'art actuel). Jusque dans ce décorum, cette illusion que peut devenir ce dont je viens de parler. Qui peut n'être même qu'une tromperie. Qu'un embrasement de mots dans l'instant de l'écrit ! Il faut rester lucide. Ou aller ailleurs et s'occuper de son quotidien.

Et ce n'est pas fini ! Que vous soyez au milieu de la tempête ou de rien ! Il n'existe pas de remparts. Il faut une discipline indispensable du corps pour résister à l'attrait mortel de l'inconnu, une discipline de "la grande santé" qui va avec créer.

 

Il n'en reste pas moins que "la pensée plastique" est très différente de la pensée discursive qui est fondée sur le système du langage fonctionnant selon un logique et une rationalité indispensables, si l'on veut communiquer et s'informer. Et savoir ce que l'on dit !

Cela n'évite pas les failles et d'éventuels aléas du langage. Parfois, jusqu'au déraisonnable, à l'inefficacité, à l'insensé…jusqu'à la poésie qui se nourrit, entre autres, avec l'énergies et avec le rythme des temporalités multiples (Rimbaud, Hopkins, Mallarmé, Celan…) venant des corps sans organes.

La "pensée discursive" contient des éléments socio-historiques qui accompagnent peindre-créer. Elle permet, en fonction d'une époque, d'une idéologie et d'un tempérament, les interprétations et les commentaires différents éclairant le geste inédit de peindre-créer. Bien nécessaires si le spectateur veut encore un peu s'y retrouver ! Ou s'il est dans l'attente, autre qu'esthétique, d'une expérience qui tente d'enchanter le monde et l'ouvre sur d'autres horizons.

 

++ Un autre point à considérer : la peinture est plate. Elle ne simule qu'un effet spatial. Le corps n'entre pas physiquement dans l'espace du tableau qui est plat. Le doigt tendu vers l'espace d'un tableau s'arrête à sa surface. L'espace n'est vu qu'à travers une illusion visuelle, ou un processus de sensation qui donne l'illusion de la profondeur (perspective, ségrégation de plan, contrastes colorés …ou d'autres moyens). A la différence de l'architecture ou du théâtre.

L'espace du tableau est virtuel. Il n'existe pas. Ainsi les peintres se jouent de l'effet profondeur avec le trompe-l'œil.

De cette illusion, peindre devient un moyen d'expression sensible qui se construit avec une temporalité multiple (temps qualitatif et quantitatif) laquelle permet de transmuter les formes, selon le dispositif choisi par le peintre.

Ainsi la perspective est l'illusion d'un espace compris dans un temps quantitatif, où tout est géométrisable, calculé, rationnel, reproductible. Actuel (Voir les logiciels 3D).

L'agencement des formes dans un temps qualitatif, conduit à un espace sans commune mesure avec le précédent. Très incertain, inactuel, intempestif, sans organisation.

La temporalité multiple permet surtout d'affronter l'inconnu, hors toute règle et toute loi.

 

++ Un autre élément : l'observation de nombreuses œuvres d'art a permis de dégager quatre types d'imaginations. Elles font une synthèse de toutes les approches (histoire de l'art, sociologie, sémiologie, idéologie, technique, esthétique, éthique…) et elles favorisent de nouvelles perspectives pour une œuvre. Elles décrivent la fécondité des propositions d'une œuvre et de ses apports à la civilisation, à la société et à l'humain.

 

Le classement ci-dessous donne un aperçu des relations entre les imaginations et leurs liens avec les temporalités :

+ la croix correspond au temps quantitatif

0 le zero correpond au temps qualitatif

 

(++++ 0 ) Sociales :

le sujet, la commande, la société, le récit, l'Histoire, l'économie, la politique, les idéologies, l'information, la sémiologie, l'image,

(+++ 00 ) Matérielles :

toutes les matières, toutes leurs combinaisons, les nouveaux outils, les technologies, les sciences de la matière et humaines…

(++ 000 ) Sensibles :

la perception, l'esthétique, les sensations, l'émotion…

(+ 0000 ) Intérieures :

les multiples agencements des états de consciences, des blocs de désirs, du psychisme, de la spiritualité ontologique (ou laïque),…

 

On notera déjà l'opposition entre peinture et image. Dans les œuvres artistiques, ces différentes imaginations ne se manifestent pas au même niveau de puissance et d'intensité, pour diverses raisons qui tiennent à l'artiste et à la société (milieu, culture, idéologie, psychisme…) et qui interviennent dans la réalisation de l'œuvre.

Cependant dans les œuvres importantes, l'artiste créateur arrive à les assembler d'une façon relativement équilibrée. Ce qui parfois va avec une civilisation en pleine expansion ou à son apogée. Comme si l'état de la civilisation multipliait les imaginations des artistes ou, selon le moment, les réduisait.

 

Si l'on observe "La Ronde de Nuit" de Rembrandt (XVII è siècle), on se rend compte que les différentes imaginations sont sensiblement à même niveau.

Imaginations sociales : le sujet (des arquebusiers), la commande (la Compagnie des arquebusiers), le récit (un moment de leur vie : une réunion), idéologique (Rembrandt peignait avec des touches de couleurs ce qui fut mal ressenti ; l'époque voulait une peinture très léchée. De plus il ne respectait pas la loi du genre qui voulait que les personnages soient de même taille…), politiquement (il eut quelques problèmes avec ce tableau…)

Imaginations matérielles : technique (couleurs à l'huile sur toile, touches…), clair-obscur, perspective…

Imaginations sensibles : choix des couleurs propres à Rembrandt, tonalités chaudes, lumière, mise en scène…

Imaginations intérieures : l'agencements des éléments du côté de la spiritualité avec la défocalisation des regards qui conduisent à l'infini, ou encore la lumière venant du centre ou frontale…

 

On aurait pu prendre Vélasquez (Les Ménines), Goya (Tres de Mayo) et bien d'autres.

 

Avec "Guernica" de Picasso (1937) on a un équilibre entre les différentes imaginations : 

sociales : le sujet (les prémices de la guerre de 40-45) avec la violence du bombardement de la ville de Guernica en Espagne qui eut lieu en 1937…

matérielles : nouvelles techniques, entre autres de la peintures et du collage, issues du cubisme et parfaitement intégrées…

sensibles : mouvement, émotion, accents, ses choix colorés…

intérieures : agencement des éléments par rapport à la violence, un éléments de l'excès chez Picasso…

 

Mais on ne retrouve pas toujours cet équilibre entre les imaginations.

 

Hans Haacke (1936,…), par exemple, dans son œuvre diverse, met en avant les imaginations sociales (socio-économo-politiques, historiques, idéologiques, pédagogiques, formalistes et culturelles…) et matérielles (les matériaux, leurs combinaisons formelles, et des méthodes pédagogiques…) alors que les imaginations sensibles et intérieures sont en arrière plan, voire négligées.

Son art est conceptuel. Ainsi, entre l'œuvre et le public, il porte des données pédagogiques (ou autres) par rapport à une critique idéologique de la société. Il le fait à travers des objets significatifs (Paquet de cigarettes Philip Morris de grande taille, avec sur les faces du paquet les textes des responsables de cette firme américaine (1990). Ainsi le propos du Président du Comité Exécutif de Philip Morris : "…Notre intérêt fondamental pour les arts est d'abord notre propre intérêt. Ce sont les bénéfices immédiats et pragmatiques pouvant jour un rôle dans les affaires". Et bien d'autres… Evidemment une controverse a eu lieu avec le Musée et les institutions). Mille autres œuvres d'artistes contemporains sont construites sur des données sociétales et historicisées.

A l'opposé, dans la peinture dite abstraite (Rothko, Soulages, Twombly…), hormis la situation historique de ce style, les imaginations sociales sont à peine considérées au profit de celles de la matière et de celles de la sensibilité et de l'intériorité.

 

L'importance dans l'œuvre de l'articulation entre équilibre et interrelation qu'entretiennent ces imaginations entre elles, apparait dans le récit (ou la fable), en les rendant critiques par rapport à elles-mêmes et au récit. Parce que le corps et ses gestes sont sans cesse présents et vivants dans les formes. Ne laissant définitivement rien en place. Et pas plus dans l'esprit. Voir les mille interprétations.

Cet équilibre empêche le spectateur de le laisser s'installer dans un registre dominant (pas plus social que spirituel), tout en essayant de l'emmener au-delà du "sujet" du tableau. Et de lui-même. Enfin ce serait l'idéal ! Il ne faut pas être dupe des faiblesses humaines et idéologiques.

Quoi qu'il en soit, il reste pour le peintre, et ce sera sa force, de ne pas rabaisser le spectateur émotionnellement et sensiblement par des scènes flatteuses (même si un accès à l'œuvre est nécessaire), par un excès de sentimentalisme ou du kitch facile et à la mode, ou encore par une espèce de critique insalubre à travers la dérision, le déceptif, le détournement, la provocation, le cynisme, ou le nihilisme, pour en rester là, entendu aussi comme un ensemble qui se voudrait bien souvent ludique ! Pour se défausser de quoi ? De quel manque ? Surtout dans le monde actuel. Une interrogation s'impose !

Ces attitudes ont pu être utiles en certaine période, pour faire réagir les spectateurs, les institutions et la société. Mais l'humain, en général, au fond de lui, attend autre chose de la vie, comme une autre dimension et une autre valeur de lui-même et de la société ! Le plus souvent un désir de poursuivre son aventure face à l'inconnu. Au risque d'en mourir ! Et alors ?

A un moment donné, l'œuvre d'art doit arracher l'humain à sa pesanteur et le rendre à sa grâce. L'œuvre ne peut pas toujours être un divertissement !

 

Ces imaginations ont aussi pour fonctions de révéler à travers la peinture, l'énergie et la profondeur de la civilisation lorsque celle-ci les porte. Ou sinon comme on le voit en ce moment, elle court vers un effondrement, désespérant et mortifère quoi qu'elle tente. Comme si l'humain était incapable de poursuivre son aventure. Quelle autre aventure ? A inventer !

En revanche si l'humain est capable de ce but, l'art doit dire quelque chose à ce sujet. Ce qu'il n'arrive pas vraiment à réaliser en ce moment. Encore une interrogation : pourquoi n'arrive-t-il pas à avoir un grand but qui entraîne le monde vers un devenir ? Pourtant l'humain n'est pas que contingent ! Corps colère.

 

L'image :

 

++ Elle informe le lecteur. Elle est de l'ordre du langage, du discours. Elle n'est pas à l'aise avec l'incertitude, l'inactualité, l'intempestivité ou l'inconnu. Parce qu'elle est avant tout un des supports des interprétations et des idéologies du moment (cf. La démocratie de l'image qui fonctionne dans toute la civilisation actuelle et qui sert à tous les pouvoirs). C'est sa nécessité (cf. : Télévision, Internet, les réseaux sociaux…).

Que socialement, techniquement, pédagogiquement ou idéologiquement l'image ait une importance dans la communication et l'information, c'est évident.

Sa "lecture" la place dans les imaginations sociales (langage, histoire, idéologie, information, reproduction, politique, propagande, mode, sentimentalisme…), matérielles (les multiples outils pour la mettre en œuvre : du crayon à l'ordinateur…), et sensibles (avec une esthétique essentiellement liée au langage et aux interprétations idéologiques du moment…).

Par où on l'aborde elle est toujours liée au langage. Ce n'est pas un jugement de valeur, mais un fait. La signification comme ordre l'emporte sur l'inactualité potentielle d'un corps. Elle est nécessairement dans le temps quantitatif. Elle évite l'inconnu, l'inefficace.

 

Il y a une sorte de déterminisme dans la fabrication de celle-ci puisqu'il y a une "machine" qui intervient et qui écarte le corps et sa pensée "mouvante". Par la "machine" l'image est réalisée et reproduite. Ce qui a pour conséquence que le vivant est atténué.

Et la "machine" n'est pas un corps, un corps entendu avec son "intelligence particulière" et sa sensibilité si imprévisibles. Il ne faut attendre aucune transformation et transmutation par les machines, malgré leur puissance. Seuls l'humain et son corps sont capables de les envisager. Dans le moment le plus inattendu et les plus inactuelles.

L'aléatoire comme le prévisible sont programmables. Le corps et l'inconnu ne le sont pas parce qu'on ne sait jamais où ils vont, ce qu'ils sont. Les pouvoirs de toute sorte l'ont bien compris : d'où leur insistance sur l'utilisation des nouveaux outils pour occuper les esprits ! L'image dans ce sens sert bien les pouvoirs.

 

++ Travail du peintre : Si le peintre ose affronter l'inconnu (à un millimètre et à une seconde de chaque humain), s'il ose toujours emprunter à l'époque suivante (1), s'il a confiance dans sa volonté de repousser les idéologies actuelles pour rendre les données de peindre-créer (masse, trace, couleur, geste…) libres d'entendre et d'ouvrir le monde, et s'il se donne une éthique ("Un homme, ça s'empêche !" Camus), il pourra peut-être enchanter le monde.

 

Quelques données de la pratique du peintre :

 

- Energies et temporalités multiples (masse, trace, couleur, geste…)

- Construction/Destruction/Construction

- Mise en scène et arrangements des formes

- Le chant et la musique

- Discordance, maladresse, défaite…("Perdre aussi nous appartient." R.M. Rilke)

- Paradoxe

- Eléments d'entrée pour le spectateur (figures, récits…) mais pas d'images

- ….

 

Mille autres propositions peuvent être envisagées selon les artistes et leur façon de rencontrer l'inconnu.

 

Ce qu'on peut dire aujourd'hui sur la différence qui sépare peindre et faire une image.

 

 

ICI

 

au-dessus de l'horizon

un corps essentiel

 

d'une chair sans pesanteur

sans souffrance ni malaise

 

sorte de funambule éblouissant

et aérien

 

dessine une montagne

verticalement nue

 

issue d'une libre solitude

et d'une beauté mortelle

 

(1) Emprunter à l'époque suivante ? Prenons un exemple qui peut donner une idée de cette "action", comme l'escalade en parois rocheuses. Aux origines (1903) un certain niveau d'escalade avait été atteint (niveau cinq, encore assez naturel). Mais deux ans plus tard le niveau six apparaissait. Pour réaliser ce type de mouvement, à un moment donné, il a fallu au grimpeur, dans le vide de la paroi, oser s'engager physiquement et mentalement pour imaginer que ses doigts tiendraient sur ce type de prise qui jusque là avait repousser les tentatives. De même, le choix de la voie d'escalade dans une paroi rocheuse par des grimpeurs bien moins équipés qu'aujourd'hui, laisse voir une surprenante imagination anticipatrice de l'état de la paroi, sans rien savoir de celle-ci. En quelque sorte, ces grimpeurs ont "emprunté à l'époque suivante" pour se hisser à ce niveau. Actuellement ce niveau, sans être banal, est devenu naturel.

 

Jean Auguste Murat

18.03.2013