LE ROLE DU TEMPS DANS LA PEINTURE

L'art de peindre est d'abord une affaire de temps et non d'espace. Mais il ne s'agit pas d'un temps quantitatif mesurable qui est lié à l'espace (cf. t=e/v, ou e=1/2gt²…). C'est un temps variable, multiple, non mesurable, ou qualitatif. Il rend à la peinture sa raison d'être et sa vertu.

Pour approcher de ce temps, le peintre doit peindre plus vite que la peinture…sinon il "meurt". Duchamp peignait trop lentement, il en est "mort" et ses suiveurs avec. A la différence de Picasso ou de Matisse. Et trop de l'art contemporain en est mort.
Seule une vitesse "absolue" permet au peintre de s'en sortir. Dans ce "geste", il est sans mot. Au pire, il sera bougon comme Cézanne ! C'est pendant un tel temps qu'il va "saisir" les énergies qui traversent le monde. Chez Cézanne, chaque touche de couleur est une énergie. Chaque touche de couleur détient cette vitesse "absolue" ! Il les agence d'énergie en énergie. Chaque énergie est reçue comme s'il était lui-même une plaque photographique totalement neutre, "insensible", hors toute pensée et langage. Mais pas autiste !
Cézanne est dans un à-temps. Il rend l'énergie du monde, ici, à travers un paysage. De plus en plus s'épuisant. De tableau en tableau. Pour s'ouvrir à l'inconnu et le rompre un instant. Jusqu'au refus de la pulsion, du moi, et de l'expression. Ne dit-il pas avec Gasquet : "Je suis un cérébral…mais je suis aussi une brute". Et à propos du peintre : "Toute sa volonté doit être silence". Ou encore : "La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent". Une façon de dire comment saisir les énergies du monde.
Sinon pourquoi refaire des arbres et des paysages jusqu'à satiété ? Tout d'abord, parce qu'il est obsédé par ces énergies dont il sent bien que c'est le fond du monde. De notre monde. L'inconnu et les énergies, c'est perceptiblement la même chose ! Ensuite, parce qu'il fait le "récit" de ce monde à travers les paysages et les arbres, sujet fréquent à cette époque (cf. les impressionnistes). Et ce n'est qu'à ce moment-là, que dans ce "récit", il dit l'émotion ressentie devant l'univers (les énergies) et Dieu ( l'Inconnu). Il en parle suffisamment !
Cézanne avait un réel intérêt pour la peinture de Courbet. Ce qu'il retenait de celui-ci, c'est son objectivité et son réalisme. Apparemment curieux de la part de Cézanne ! Encore un refus de l'expression. En fait pour saisir cette énergie, il lui fallait accéder à ce moment en rejetant l'émotion et la sensiblerie, pour être le plus juste et le plus vrai avec le monde. Le refus de communiquer et de mettre en avant l'expression (Cette sorte de sentiment très adjectivé qui ébranle et masque le monde) pour vraiment recevoir les énergies du monde.

Que veut dire peindre très vite ? Matériellement, ce n'est pas peindre à toute vitesse ! Ce n'est pas une question de rapidité. Il faut un regard sans intention. Désadjectivé. Un "regard" en avant, d'une lucidité anticipative. Jusqu'à aller plus vite qu'un enfant. Jusqu'à une pensée sans langage.
Au cours du temps, les sociétés s'alourdissent et deviennent lentes parce que trop adjectivées, soit trop encombrées d'interprétations, d'idéologies, de pouvoirs de plus en plus occultes. Jusqu'au jour où l'on se demande ce qui permet au système socio-économique et historique de fonctionner. Aujourd'hui, dominent la procédure technologique et la logique financière !
Phénomène se produisant en tout temps, en particulier le nôtre. Et avec d'anciennes structures devenues obsolètes sans avoir acquis les prémices de nouvelles perspectives, on se retrouve brutalement avec une barbarie de plus en plus présente. La civilisation est vieille et a gardé des anciens reflexes, avec de nouveaux outils dont elle ne sait pas se servir.
Le peintre et l'écrivain ne s'en sortent plus. Ils vont de plus en plus "lentement". A force de suivre et de s'enfermer dans des schémas formels de plus en plus abstraits et élitistes, ou dans des sensations excessives qui marquent l'épuisement d'une connaissance ou d'un corps. Ils n'entendent plus le monde que par des interprétations usées, ou dans le toujours plus n'importe quoi ! La civilisation qui a permis ces interprétations n'existe plus. Reste un matérialisme assèchant avec une vision uniquement quantitative de l'espace et du temps, jusqu'à un nihilisme forcené, écrasant toute imagination.

A côté de cette vision quantitative du temps, la temporalité multiple toujours présente peut se découvrir dans la peinture quand l'artiste est capable de se projeter vers l'inconnu. Ce mouvement demande de se défaire de toute idéologie et d'accepter en particulier une pensée sans langage. Soit un autre imaginaire fonctionnant sur les énergies, et des temporalités qualitatives (réentendre l'animal en soi, l'origine au fond...)
Ou bien en prenant en compte la spiritualité (ici laïque), cette dimension de l'infigurabilité humaine, oubliée par la civilisation matérialiste (communication, technique, économie, idéologie, historicité...) qui a cru avoir des solutions pour bien vivre, ignorant les transformations permanente de l'humain, de sa ductilité par rapport aux événements, de son imprévisibilité au regard de nouvelles situations.

L'absence de ce type de temporalité s'est manifesté entre autres, à travers les ready-made. Duchamp littéralement écœuré par les débauches colorées (impressionnistes, expressionnistes, fauves...) et incapable de surenchérir ou de dépasser cette situation, a lâché prise (dans un refus de la sensation, de l'esthétique...) sans pour autant récupéré cette vitesse "absolue" ce qu'avait bien senti Cézanne à travers les couleurs et les strates , débouchant sur une autre temporalité.
Duchamp a donné à l'espace matérialiste et au temps quantitatif encore plus de place, en l'inscrivant à travers l'ironie et la dérision. Les matériaux assemblés ne sont pris que dans une confusion des sens (détournement-ironie-dérision-nihilisme) pour refuser l'esthétique de l'époque (matière-sensation-émotion).
Ces matériaux ne sont pas installés dans un agencement d'énergie qui permet d'accéder à une temporalité multiple. Ils sont de plus en plus adjectivés par des interprétations de toute sorte sans fondement. On obtient des dispositifs plastiques travaillés avec la dérision et quelques autres fatrasies !
En fait, il ne prend pas au sérieux les ready-made. Peut-être est-ce une façon maladroite d'échapper à cet espace trop matériel, inéluctable dans l'époque. Un échec quelque part !
A la suite de Duchamp, mille épigones vont s'engager dans cette voie. Et mille interprétations vont accompagner ces travaux, et finir par justifier la faiblesse de l'art actuel (marchand, décoratif, idéologique, divertissant et vide...). En fait ce courant reflète le nihilisme de l'époque, et son indigence. Actuellement la publicité très élaborée, très pensée, est souvent plus efficace que tous les dispositifs, performances ou autres vidéos.

Autre chose : on croit faire de l'art parce qu'on a de nouveaux outils. Des restes du structuralisme ! Ce n'est pas l'outil qui fait l'art. Il n'est qu'une anecdote dans la création artistique. Si l'artiste n'a rien "à dire" sur les hommes et la nature, sur le monde, il ne fera jamais de l'art. Il n'entendra par la beauté du monde. En revanche, l'outil et le métier accompagnent l'artiste, et si celui-ci entend le monde, il donnera à voir un devenir et peut-être la beauté.
Créer-peindre n'a rien à voir, ni avec un discours, ni avec une image. C'est bien être, à vitesse "absolue", en relation directe avec les énergies du monde. C'est les "entendre". L'état de créer est ininterprétable.
A la suite peuvent surgir des "récits" et des "légendes", ou des idéologies. L'autre destin paradoxal de l'art comparable à la vie d'un humain.
Le Tintoret comme le Gréco, passent d'un temps à un autre si vite qu'on ne les suit plus. Ils déstabilisent le regard. Heureusement il y a le "récit". Comme Matisse et Picasso : et ces derniers finissent une époque.

L'agencement des matériaux dont il est question dans l'élaboration d'une toile, est d'abord un équivalent des multiples temporalités qualitatives présentes sur cette toile.
Dans "Bergson ou les deux sens de la vie" F.Worms rappelle comment Bergson considère ces multiplicités temporelles. Ainsi ne sont-elles pas de l'ordre de l'espace. La différence entre les multiplicités ne se manifeste pas comme une différence de grandeur sans changement de nature (dans ce cas, elle est de l'ordre de l'espace), mais comme une différence absolue, un changement, un seuil. Il est question de la capacité de l'artiste de se "dé-placer" pour aller ailleurs que ce qui est admis.

L'agencement d'un élément à un autre, ne produit pas un ensemble deux fois plus grand, mais crée un troisième ensemble d'une multiplicité différente qui n'est pas l'addition des deux éléments d'origine.
Ce résultat est fécond et ouvre d'autres cheminements. C'est aussi une façon de sortir de la pression de la raison raisonnante et de sa logique implacable, et peu supportable hors des travaux scientifiques, et de rendre à la raison en quête d'elle-même toute sa puissance d'ouverture et sa capacité critique et humaine.

Tant que des interprétations religieuses ou idéologiques correspondent au mouvement général d'une société, elles sont porteuses d'un devenir dynamique. Mais aujourd'hui, on en est arrivé à un point tel qu'elles sont gangrénées par une idéologie versatile : la spéculation économique avec la marchandisation du vivant. Cette idéologie est peu porteuse d'un devenir non historiciste, c'est-à-dire un devenir ouvert et intempestif :
"...et la mer, notre mer, la voici à nouveau ouverte, peut-être n'y eut-il jamais "mer" semblablement "ouverte". " (Nietzsche, Le gai savoir, 343).
En attendant, sous la pression d'un monde "insensé", les anciennes croyances et idéologies s'effondrent dans une ductilité linguistique qui permet d'interpréter n'importe quoi, et dans n'importe quelle sens ! Ce n'est plus qu'un jeu. En attendant qu'une autre vision de monde apparaisse !

Dans un coin, plus ou moins à l'abri, le peintre a l'intuition que pour sortir de ce marasme, n'ayant plus de références, étant libre (c'est aussi l'intérêt de l'époque ! ), il lui faut s'appuyer sur d'autres ferments pour trouver une nouvelle dynamique à son art. A travers les énergies, les temporalités multiples, les masses et les traces, l'inconnu, il finit par accéder à une autre pensée, à une pensée sans langage. Le travail du peintre l'a conduit sur une autre dimension de l'humain, moins fréquente. Les analyses de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la Perception (Le corps comme expression et la parole 1945) confirment combien "la pensée d'abord n'est pas un effet du langage". On retrouve cette pensée chez Francastel (Art et histoire : dimension et mesure des civilisations, in Annales Economies, Sociétés...16 è année, n°2, 1961) et chez Dufrenne (Esthétique et philosophie, tome 1, Klincksieck, 1976). Et chez les peintres évidemment !

A un moment donné, l'art du peintre correspond, dans son geste, à une pensée originale non discursive, ni scientifique, sans idéologie, ni repères logiques, ni structure donc hors signes. C'est la pensée d'un corps dans le moment même de la réception brute d'un flux d'énergie. Une sorte de rythme élémentaire d'un corps associé à l'univers. Comme une danse, un chant…Oh vous savez bien ! C'est ce qui "s'entend" quand tout est silence. "Qui a un corps apte à un très grand nombre de chose, a un esprit dont la plus grande part est éternelle" (Spinoza, Ethique).

Dans la peinture, tout est donné d'un coup. Le corps, l'œil en relation directe. Sans un mot. Dans le silence. Aucune prise de décision en regard de l'espace n'est possible. Sinon à mutiler ce qui est "installé" sur le support. A parler. C'est-à-dire à réduire les traces et masses aux interprétations du monde, quelles qu'elles soient. Généralement spatiales et matérialistes (langage, temps quantitatif, histoire, économie, science…).

Par ailleurs avec le temps qualitatif, il n'existe pas d'illusion spatiale. Il n'y a pas de hiérarchie, ni de continuité, ni d'articulation entre les éléments (on a une vision frontale et une juxtaposition d'éléments entre autres). Mais tout est désadjectivé.

L'illusion est dans la continuité et dans la jointure, comme l'illusion spatiale et temporelle quantitative. L'illusion est dans le langage, l'idéologie et les croyances. Une hiérarchisation. Un pouvoir.
L'espace est forcément idéologique et varie selon les civilisations qui créent les conditions d'une continuité du pouvoir (linguistique, religieux, royal, démocratique…).
Dans un espace peint classique occidental, à partir de la Renaissance, un bâtiment A cache en partie un bâtiment B. On est dans un univers du temps quantitatif. Et on lit un espace : le bâtiment A est avant le bâtiment B. La hiérarchisation s'appuie sur la profondeur de champ. Issue d'une autre vision théologique que celle du Moyen-age.
L'élaboration de cette profondeur et de la perspective commence vers 1300. En 1420 les structures sont établies. Certes avec plus ou moins de variations selon les époques et les idéologies. Mais les bases restent toujours les mêmes jusque dans l'époque actuelle. Et ce quelles que soient les combinaisons spatiales.
Avant, au Moyen-Age la hiérarchisation du récit se construisait sur une autre théologie, et dans un temps qualitatif.

Mais si l'on regarde une peinture à travers le temps variable, avec une vision temporelle qualitative, il n'y a plus d'espace, de profondeur, de hiérarchisation, de continuité, d'idéologie, de croyance, ou de langage. Tout est "instant", a-temps.
Plus aucune illusion de quoi que ce soit et qui se dit. Passez le doigt sur la toile : où est la profondeur vue ? La peinture, dans son fond, accepte mal l'illusion toujours susceptible d'une idéologie.
La peinture est en deçà, là, directement. Elle va vite, avant le langage et donc avant le temps quantitatif et l'espace.
Elle agence des temps variables non mesurables à travers la matière, et non de l'espace.
Elle est en-deçà du signe, même si la vie s'enrichit de la lenteur de ce signe. On n'est pas dans le même domaine !
Entre deux masses, une saute de temps qualitatif, comme un raccourci de prise de décision, des relations directes à vitesse "absolue" entre les deux masses d'énergie, sans un mot. Si vite. Pour retrouver un temps différent, une durée nouvelle…sans commune mesure avec le temps de la perspective.

L'illusion (ou l'idéologie) apparaît dans l'architecture, la sculpture et tous les dispositifs ou performances…en fait tout ce qui se déploie inéluctablement dans le temps quantitatif et l'espace matériel, la hiérarchisation, les pouvoirs... Il faut un temps qui passe, se mesure, un moment long, et déplacer son corps pour voir les différents aspects, et enfin faire la synthèse de toutes les séquences de l'objet ! L'illusion du pouvoir de la perspective vous "dit" que le bâtiment A est avant le bâtiment B. La perspective est un signe. Elle est un langage. On est bien dans le temps quantitatif, mesurable, hiérarchique. L'espace est pouvoir.
"Créer" n'est ni démocratique, ni social, ni économique, ni pédagogique… On est en-deçà de tout contrat social. Une dimension qu'il faut assumer sinon, paradoxalement, rien ne tient.

Avec la question de la spiritualité laïque l'artiste accéde à un état où il est le plus libre et le plus imaginatif devant l'univers. Plus tard, quand les énergies d'un tableau sont en place, on peut commencer à construire un "récit", une "légende" avec des dieux, une histoire….
Les traces et les masses qui construisent les éléments du tableau (ou autres supports) entreront dans les constituants d'une civilisation et s'institutionnaliseront, jusqu'à supporter une idéologie et un pouvoir, un contrat social. "Pas de branches à l'horizontale, sans un tronc à la verticale" (R. Debray).

Créer, c'est vraiment un changement, le passage d'un seuil pour une autre vision.