Similitudes singulières entre les XIV è et XXI è siècles

Les siècles et les civilisations ne sont pas comparables, et leurs échecs et leurs réussites ne sont ni supérieurs, ni inférieurs aux autres. Mais il arrive que des siècles peuvent se rapprocher. Ainsi la période qui s'étend sur les XX et XXI ème siècles, a des similitudes avec la période qui couvre les XIII et XIV ème siècle. Elle est intermédiaire entre le gothique et la Renaissance qui, elle-même, prend ses racines dans ce moment.

Rappel rapide des différentes transformations et crises de cette époque : l'économie et la monétarisation de la société, la genèse de l'Etat moderne (au XIV ème passage du féodalisme au capitalisme, pour notre époque passage du capitalisme au libéralisme), la démographie en croissance malgré les conditions de vie, les famines terribles, la peste noire (en 1347…, un équivalent du sida en 1984), les révoltes dans les campagnes (jacquerie de 1358 en Ile-de-France), les conflits (guerre de cent ans au regard de nos guerres), les multiples ordres mendiants (franciscains…), les sectes (flagellants, pastoureaux…à connotation antisémite) conséquences du recul de la raison (au XIV ème fin de la conciliation de la foi et de la raison, au XX-XXI ème domination de la raison raisonnante destructrice, et fort affaiblissement de la raison critique ou en quête d'elle-même), l'irruption du macabre dans la société (pessimisme, sentiment de fragilité de l'humain, le mouvement des idées débouchant sur des impasses…) que l'on retrouve dans un art qui n'est pas sans rappeler le caractère mortifère de nombreuses œuvres actuelles, les défaillances des élites socio-politiques, le développement de nouvelles voies terrestres et maritimes pouvant évoquer Internet (Venise : 1ère puissance maritime, monde arabe, Chine…), les nouvelles industries (moulin à papier français 1348… les nouveaux outils actuels), la progression des connaissances (nombreuses universités…)...
On pourrait encore rajouter le climat catastrophique pluvieux pendant l'été 1317, les hivers très froids 1354 et 1364…, la disparition de la vigne en Angleterre, sorte d'échos de nos problèmes de réchauffements climatiques actuels. Ainsi des aspects similaires apparaissent entre ces deux périodes, toutes proportions historiques et idéologiques gardées.
Cependant une différence apparaît dans la transformation des langues. Au XIVe siècle, la langue anglaise se distingue de plus en plus du français qui s'affirme, tandis que Dante invente l'italien. A l'inverse, aujourd'hui, l'anglais qui sert à la programmation informatique, devient une série de signes pour construire des algorithmes. Ainsi "Le langage s'effondre pour devenir consommation de signaux" (Legendre). De là, l'humain rencontre l'effroi car il maîtrise de moins en moins l'abîme (la mort), et il n'entend plus rien de la raison de vivre.

A côté de cela et en même temps, la peinture, depuis 1290, s'ouvre à un autre espace (la profondeur) différent de celui, en cours, issu de l'influence byzantine (frontalité et superposition). Des peintres entre 1280 et 1350 avec Cimabue, Duccio, Giotto, Martini, Ambrogio Lorenzetti, Cavallini (mosaïque : "L'Annonciation", 1291), et quelques autres, ont participé à l'élaboration d'un nouvel espace, avec des hésitations. Des oeuvres de Simone Martini, sont présentées dans l'Encyclopédie B&S éditions, en particulier au chapitre "Les grands artistes" .
Dans "La Madone de Miséricorde" (1308), la Vierge réunit sous son manteau une foule de gens qu'elle protège. Les têtes rassemblées dans un même plan, se superposent en hauteur et ont toutes la même taille. La tentative de profondeur avorte ici. Martini est encore sous l'influence de l'art byzantin.
Avec le "Retable du bienheureux Agostino Novello" (1324), la composition des autres récits installés dans les cartouches entourant le bienheureux, donne à voir des éléments de profondeur (à gauche les bâtiments sont les uns derrière les autres, les personnages ne sont pas sur le même plan). Le nouvel espace est tout à fait visible malgré quelques maladresses de proportions.
Une remarque sur le temps dans ces récits : il est multiple. Dans l'un d'eux, en haut à gauche, dans le même espace on voit, à la fois, l'homme frappant le loup qui a tué l'enfant et l'enfant ressuscité par le saint qui le bénit du haut de la tour. Là, l'espace n'est pas encore symboliquement dans un temps unique comme il le sera avec la Renaissance. D'autres utiliseront ce procédé de récits multiples dans un même espace (Masaccio…et des peintres flamands).
Les différents éléments composant la scène, ne sont plus accumulés et installés hiérarchiquement par rapport à Dieu ou au Roi. Petit à petit, ils sont organisés autrement, même gauchement. Les arbres, les rochers, et les corps, ont des tailles qui sont en proportion par rapport à leur éloignement dans l'espace. Les maisons se distinguent parce qu'elles sont les unes derrière les autres. L'espace est suggéré par les lignes qui organisent les bâtiments, et par les différents plans se succédant.

Au XIV ème siècle, principalement en Italie, les peintres ont repris les récits bibliques ou les légendes, en les transformant à partir de l'Humanisme naissant inspiré des antiques. Ils se sont éloignés des représentations (danses macabres bien dans l'esprit de l'époque) à la fois graves et se riant de tout. Ce nouvel espace va être mis en place avec plus ou moins de rigueur jusqu'en 1420. A partir de là, l'espace perspectif se construira géométriquement (Piero della Francesca, Brunelleschi…mais déjà dans la sculpture : Donatello, Ghiberti…). D'autres systèmes comme la ségrégation des plans ou les relations colorées joueront leur rôle dans la représentation de la profondeur. Cette nouvelle façon de construire l'espace, va correspondre à un autre pouvoir qui apparaîtra vraiment au XV ème siècle : l'Humanisme.
Ainsi, avec d'autres, les artistes ont anticipé les transformations de la pensée. Ils ont élaboré petit à petit, une vision différente de l'espace. L'Homme en devenant la principale mesure de la société, sans rompre avec Dieu (la dynamique essentielle de cette civilisation), mettait à distance le monde dans un nouvel espace. Et cela se réalisait en même temps que la peinture gothique se poursuivait.
Les artistes acceptaient intuitivement de s'ouvrir à un monde en train de naître, malgré les difficultés de la période. Et cela sans nous donner de recettes. Simplement ils rappellent qu'il faut entendre au-delà des événements en cours, ce qui arrive en sourdine, et déjà plus ou moins là, pour transformer la vision du monde.
Dans une période de transformation très profonde, comme par instinct de survie, l'humanité va chercher les ferments d'une nouvelle vision du monde : elle craint toujours sa disparition malgré l'idéologie et les outils qui la portent. N'en sommes-nous pas là, peut-être encore plus que dans d'autres périodes ?