Une sorte de philosophie

L’attitude mortifère dans la conduite de la civilisation actuelle, ouvre aussi sur une espèce de pensée nouvelle : la dissolution nihiliste. Elle apparaît comme une réponse en négatif, par impuissance, pour faire face justement à la vigueur du système économique qui détruit le moindre devenir. Tout est admis pour tenir le coup.
Ne parlons pas des anciennes valeurs ou des anciennes cultures. Une non-mémoire de l'humanité accentue la monotonie, la soumission et l'obscurantisme qui semblent être les buts de la dissolution nihiliste.
Actuellement rien ne se résout qui ouvre le monde vers d’autres devenirs enthousiasmants, vers un enchantement de vivre. Une sorte de désespérance monte dans les sociétés parce que chacun se rend bien compte que malgré les nouveaux outils, rien ne se décide qui laisserait entendre une autre civilisation. Au contraire même. Tout s'anéantit. Alors apparaît un repli général et cette dissolution nihiliste de la société, comme pour faire le dos rond et ne plus penser. Parce qu'on a une peur de tout. De mourir et même de vivre. Une des origines pourrait être la destruction de toute socialisation (travail, syndicat, parties politiques, église, voisins, environnement immédiat…) due à des changements permanents. On se drogue pour oublier, ou "s'accentuer" (aujourd'hui l'accent tue !).

Le philosophe Gianni Vattimo va plus loin. Pour lui, il n’existerait plus de fondement, ni sur le plan métaphysique, ni sur le plan de l’autorité politique, ni même sur le plan de la rationalité critique. Les nouvelles technologies permettraient de dissoudre les structures fortes de la société, et les aléas de l’être humain. Et ce jusqu’à accéder à une paix, à un consensus total, par une chute des intensités, des désirs et de l’agressivité, augurant ainsi la fin de l’homme prédateur. Cette dissolution des systèmes humains, socio-politiques, historiques, imaginatifs et bien d'autres, irait vers un faiblisme ou un affadissement des relations.
On note que quelques courants écologiques proposent une réduction de la tension vitale, de l’agressivité dans les relations humaines ou avec la nature. Si personne ne prenait ou ne désirait le pouvoir (politique, économique, dans le couple...) et était capable d'accepter l'autre dans ce qu'il est, parce qu'il est capable d'être autonome et libre parce qu'il peut lui aider sans prendre le pouvoir, peut-être ! Qui va croire à une telle fable ? Là encore, qui rêve ?
De là, de ce faiblisme, idéologie et métaphysique disparaîtraient complètement. Seules les structures technologiques et les outils règleraient les relations humaines par leur seule logique. Au fond ce serait le moyen de réinventer les sacrifices humains d'une façon douce !

On retrouve cette attitude dans l'art contemporain. Il s'agit pour le plasticien de déhiérarchiser les composants d'une installation pour réduire l'intensité de leurs relations.
Un plasticien, John Armleder a exposé à Genève (2009) "Amor vacui, horror vacui". Le titre peut être : "Sans amour, sans effroi", soit rien ! Aucune vie !
Il a rassemblé ses œuvres construites avec des procédures les plus diverses (constructivistes, Bauhaus, pop, cinétiques, formes épurées ou foisonnantes, peintures, vidéos, néons, micro-installations…n'importe quelle forme refusant tout esthétique, ou les copiant toutes) mettant à plat tout ce qui se fait en art ou presque.
Les objets-œuvres se confondent avec le décor. L'ensemble n'est plus qu'un décor. Toute hiérarchie est abolie On a ainsi une sorte d'illustration de la dissolution nihiliste, ou du faiblisme. Avec le refus de toute expressivité personnelle. Le résultat, c'est bien la fin de toute valeur de l'humain ! Du coup, on peut faire n'importe quoi.

Cette attitude s'est imposé avec Duchamp (1913 Roue de bicyclette). Mais elle était présente depuis bien avant la première guerre mondiale, déjà avec les Arts Incohérents (1882-1896) avec des happenings (1884) ou des monochromes. En 1843, un tableau noir constellé de points blancs fut appelé "Vue de la Hougue (effet de nuit)". En 1884 "Récolte de la tomate sur les bords de la mer rouge par des cardinaux apoplectiques" d'A. Allais était fait d'un rectangle de tissu rouge, ou en 1887 une "Mona Lisa" d'E.Bataille fumait la pipe. On peut rajouter Dada (1916-1925) créé par Tzara à Zurich, après les massacres de la Somme en 1916 (guerre 14-18) . Dada doute de tout, et refuse toute théorie. Ou encore Fluxus , mouvement fondé en 1961 par G.Macunias. Il fait, entre autres, un travail de sape des catégories de l'art par le rejet des institutions et de la notion d'œuvres d'art.

Tout cela oublie l'évidence qui apparaît dans l’actualité mondiale : on est à mille lieux de ce faiblisme. La mondialisation est la preuve d'une agressivité économique qui ne faiblit pas. Et les guerres intra-étatiques actuelles, en Afrique avec le Darfour, ou Congo avec des millions de morts en deux ans, ou en Asie Afghanistan,... ou en Europe avec la Bosnie, le Kosovo ou de la Georgie...et bien d'autres. L'accentuation des inégalités peuvent conduire à des mouvements sociaux insurrectionnels. Cette idée de faiblisme ne tient pas la route : si les outils règlent la vie, qui règlent les outils ? On n'en sort pas puisque l'humain ne sait pas se servir des outils, ni surtout à quoi ils peuvent lui servir ! A moins que cette profusion technologique n'ait que pour but, au-delà de toute prise de conscience, une conquête de l'univers. Elles (technologies et conquête) seraient une raison de vivre.
Une façon de rendre à l'humain le désir, l'intensité, et les raisons qui lui permettront de poursuivre son aventure et d’affirmer la vie. Le prix à payer pour cela peut aller jusqu'à risquer des guerres, des massacres, voire même de disparaître, et aussi parfois de trouver la paix. Mais cependant rien ne permet d'être sûr de ce qui va arriver.
Tous les excès sont possibles, sans limites. Et compte tenu des nouveaux outils et des conséquences de leur mauvaise utilisation, la disparition de l'humain n'est pas inenvisageable. Ce n'est plus forcément la nature qui peut détruire le vivant (cf. les dinosaures), mais l'humain lui-même.

L'art peut anticiper et construire les conditions d'un autre devenir et d’une autre civilisation, en ce moment même dans cette écoute des fonds du monde. Il peut donner à l'humain une vision du monde, avec des limites et une étendue nouvelle. Pour l'ouvrir à un autre imaginaire.