Du silence à l’incendie                                                                                                        

Van Gogh s’est assis devant la nuit. Il a peint des étoiles trop grandes. Puis il a peint en plein jour un soleil trop jaune et un ciel trop bleu. Il a peint une lumière trop lourde. Il est entré dans la matière. Il s’est perdu. Regardez bien ! Donnez vos yeux à sa couleur. Ils brûlent ! Oh, il sait peindre ! Parfaitement ! Mais il se perd. Il est aveuglé. Parce qu’il veut accéder à la beauté, de face. Que faisait-il à Arles ? Parce qu’il veut la cerner. Le défi était complet. Il s’est tué…

Michel-Ange n’a pas hésité. Il a peint une profusion de corps immenses. Il lui fallait passer. Pour ne pas devenir fou, il a tordu les corps. Il a fait vibrer les contours avec des muscles gonflés par le mouvement. Tout est là pour cerner la beauté sans s’y perdre. Indirectement ! C’est l’ensemble qui accède à la beauté. Non le détail. Le gigantisme lui a permis de converser avec la beauté sans y laisser la vie.

Van Gogh est devenu "fou". Il a été droit à la beauté, sans précaution !

Avec habileté Michel-Ange passe. A l’énergie ! Mais dans le détail, il y a une certaine crispation. C’est terrible ! J’allai dire raideur ! Comment exprimer cela ? A force de métier ! Ah oui, le Moïse ! Tout est là ! Le geste est juste ! Au pied… l’ongle du pouce droit du personnage est juste. Effectivement tout est donné d’un coup ! Depuis cet ongle jusqu’au regard. Tout est là ! Comme si le sculpteur savait tout. On peut appeler raideur, crispation, le geste juste ! Une volonté, diront d’autres ! Car l’habileté, le génie même, servent de barrière à la folie ! … Le métier pour se protéger !...

Van Gogh connaît son métier. Mais celui-ci est bousculé, abandonné par le désir d’accéder à la beauté. Van Gogh se brûle au soleil, est aveuglé ! … C’est vrai, sa sensualité est là, au bord de ses lèvres. Il est sensuel au-delà de la rousseur, au-delà de la vulgarité, avec un vertige dans son corps… quand la putain s’offre et qu’il veut la sauver… c’est quoi ça ? … la beauté… la grâce par la perte ! Au-dessus de lui, avec ses seins nerveux, et le ventre qui monte et descend dans le souffle…jusqu’à l’extase… la beauté est là ! … sublime et sommet… de toutes les couleurs ! Van Gogh le sait. Mais il s’effondre. Il connait son métier et le déborde. Aux doigts lourds et épais. Si souillés. Et des lèvres charnues. L’encre est noire. Mais le cœur de Van Gogh saigne trop. Terrible beauté dont on ne réchappe pas quand on la regarde. Sinon à travers la mort, pour avoir eu trop d’audace, de vie, d’énergie pour la fixer droit dans le yeux …

Michel-Ange a mis des barrières terribles avec une mise en scène serrée comme des fils de fer barbelés. On ne descend pas en enfer, au centre de l’enfer, le piège est énorme, sans assurance si l’on veut remonter. Il y a des gouffres insondables. Au fond tu n’es pas au fond. Regarde Rubens et sa "Chute des Damnés" ; C’est une sorte de charnier… ardant et tourbillonnant… Il a su se protéger le bougre, avec habileté dans sa façon de tout mettre en mouvement. Une chute, oui, pour les personnages…et encore !... Une chute qui flambe, c’est quelque chose du mal qui monte !... Rubens, à côté de cette folie va toujours dans le sens du regard… comme dans les "Horreurs de la Guerre"… pas comme Picasso qui agresse le regard… le "Guernica" est construit à l’envers ! … pas la "Chute des Damnés"… pas lui non plus !... il ne risque rien… pas de folie…
Il est hors du coup, Rubens…le faste le protège… Pas van Gogh : il y va. Il se brûle. Il est face au soleil. Et se tait. Et se tue… Michel-Ange un jour est sorti du métier. Il a sculpté la "Piétà Rondanini". Puis il meurt. Picasso, c’est le noir qui l’a sauvé… Le noir, la couleur espagnole ! Vélasquez, Murillo, Ribera, Zurbaran Goya … déjà… peut-être qui a parlé du Gréco… laquelle ? Les fonds sont noirs… Dans ses dernières peintures, Picasso a abandonné le métier, son métier. Il va droit au but. Libre.

Alors la beauté, c’est quoi d’après toi ?  Une intensité entre un sommet et un abîme ? La solitude et le silence ? Une liberté… rien…

"Si voir c’était le feu, j’exigeais la plénitude du feu,
Et si voir c’était la contagion de la folie, je désirais follement cette folie"
(Maurice Blanchot, Entre roman et récit)    

"Qui a entendu
Qui a entendu
Qui a vu ce que j’ai vu " (Luis de Góngora y Argote (1561-1627))

"Yeux à ce monde aveugles,
Yeux en la faille : mourir,
yeux yeux :
le lit de neige dessous l’un et l’autre, le lit" (Paul Celan)

Restent ces inextricables décombres, ces rebus variés ou ces amas de terre noire dont il faut bien se débarrasser. Alors peindre devient important. Il faut tout reprendre à zéro. Comme si rien n’avait été, malgré et avec la mémoire du monde.
Peindre c’est être au centre du monde. Au centre du piège. C’est dangereux ! Oui !  Mais quelle vue de là ! …
La beauté est au-delà de tout, avec ce qui reste d’indicible, et bien trop là ce jour, face à rien.

Jean Murat
30.11.2016