Reflexions sur les orientations de ma pratique de peindre

L'expérience et ma pratique de peindre m'incitent à considérer deux moments dans l'art actuel. Au risque d'être un peu rapide dans le découpage ; mais ces remarques me permettent de dire deux ou trois choses sur l'art aujourd'hui.
Le premier me semble être d'abord une accumulation de formalismes, qui ne serait  qu'un leurre. En occupant le terrain avec une multiplicité de projets, de techniques et de produits, l'art fait croire qu'il est vivant et qu'il donne une plus-value à la société actuelle en pleine transformation, et se cherchant.
Pour cela, le plasticien "doit" à tout prix être original, et ne jamais refaire la même chose, la même forme ou le même objet. Il lui faut absolument trouver un nouveau matériau, un nouveau dispositif. Pour retenir le spectateur, l'interloquer jusqu'à le provoquer (cf. l'objet trash, le corps rompu, cassé, ou le sexe comme instrument de mort et de souffrance, ou la dérision, le ludique, la subversion, la transgression, et mille autres matériaux et accroches structurelles ! ). Ces multiples courants formels donnent un art éclaté. Du coup, n'importe quel fantasme, idée et humeur s'expriment en vrac ! Une sorte d'agitation sans frein comme pour se cacher la réalité !
Bien souvent provoquer n'est qu'un jeu, et peut être apprécié sous la forme de l'humour ! Oh, shocking ! Oui, certes ! Mais nous riions de ce qui nous fait mourir ! 

En fait, la fragmentation formelle de l'art actuel reflète trop l'état de la société aujourd'hui. Les pouvoirs économiques (finance, bourse, marketing, communication...) dominent le monde en le divisant à travers la société de consommation qui rend chaque objet éphémère. Ce "comportement" donne une "personnalité" temporaire aux gens. Il est important d'être à la mode ! De suivre le mouvement ! Ne jamais être le même !
Cette idéologie du paraître est un véritable masque. Mais que dissimule ce masque ? Quelle profondeur cache-t-il ? Profondeur qui a de la peine à se révéler, trop incertaine encore pour cela ! "Du réel, le masque garde aussi la vérité" (C. Rosset, "Notes sur Nietzsche").
Par ailleurs, le système économique actuel s'oppose à une partie de l'humain, à la construction d'une vie en continu qui lui permettrait d'avoir une pensée élaborée. Evidemment celle-ci se retournerait contre ce pouvoir économique ! Il est particulièrement travaillé par des forces de mort qui emportent le monde vers un néant dont l'art actuel rend en bonne partie, compte.

L'autre moment de l'art actuel est construit autour de différentes orientations, d'intentions et interprétations poussées le plus loin possible, afin d'essayer d'échapper à la fragmentation obligée, débilitante et insensée.
La reproduction du quotidien, la mise en scène de comportements sociaux, les mythologies personnelles, les "objets-n'importe quoi" très agressifs pour les visiteurs, et mille autres facéties formelles, sont installés quand ce ne sont pas la destruction des corps, un goût pour la mort, le sang, les excréments, la pourriture, les catastrophes, ou que sais-je de cette sorte.
Le tout est très déceptif, malgré parfois des dispositifs ou des performances bien exécutés qui restent des jeux formels. Les plasticiens répondent bien aux thèmes. Mais les idées qui les soutiennent, sont banales, quotidiennes et recouvrent un grand vide. Reste un rire désespéré !
De l'art et de créer : rien. Un seul but : ne pas être récupéré. Ainsi un ensemble éparpillé de gestes, de dispositifs, d'intentions, est donné à voir comme une tentative de sortir des griffes de la fragmentation. Mais il n'y a aucune perspective ni aucun devenir qui donneraient au moins une cohérence à cet ensemble pour dépasser les circonstances.
L'art actuel est soumis à une idéologie marchande mutilante et récupératrice. Ne voit-on pas des galeries, au fait des différents courants, près des centres d'art (cf. La dernière Biennale de Lyon) ? Ainsi l'art a la reconnaissance des institutions à travers conservateurs et commissaires (comme "police" des arts). Les œuvres sont en phase avec la mode et la société par l'intermédiaire des médias. La vente des œuvres convenues du XXIème siècle peut donc rassurer l'acheteur sur leur valeur. Il va pouvoir spéculer. Il peut déjà paraître, montrer qu'il achète n'importe quoi, qu'il a les moyens de révéler des objets quelconques  qui deviendront des œuvres d'art avec l'argent qu'il met dessus (cf. Voir "L'esthétique" d'Adam Smith). Mais il n'est pas un amateur d'art !

Et déjà là, un aveuglement apparaît par rapport à la vie. Il manque une réflexion forte sur la capacité à poursuivre l'aventure humaine face à l'inconnu (le "Comment subsister ?"). Sur ce point, on en est au même point que les hommes préhistoriques ! Malgré tous nos outils, dont on se sert mal.
Une idéologie domine, non comprise comme un devenir, mais comme une sorte de mode imposée de recettes du type marketing. L'artiste contemporain s'est laissé enfermer dans un matérialisme marchand dominant. Qui l'épuise ! L'art est devenu très ennuyeux. L'artiste n'est plus libre, il est mutilé.
D'ailleurs ne ferait-il pas partie de ces courants marchands du divertissement, qui "occupent" les esprits (sports, tourisme, culture, télévision, jeux vidéos, musique sur portable,...) et qui, en définitive, empêchent chacun de rêver ? Tout est programmé, cerné. Les algorithmes décident de tout par rapport au rendement financier. On attend autre chose de plus enthousiasmant et affirmant la vie et l'humain, même si elle n'est qu'une victoire provisoire sur la mort.

Que l'art dise quelque chose de notre époque, et de son caractère mortifère, qu'il la critique, me semble normal, mais de toute évidence, il ne peut en rester là. Y arrivera-t-il en définitive ?
Si l'artiste est lucide sur la vie, s'il sait aussi voir plus loin, s'il a de l'imagination, s'il sait anticiper au-delà du quotidien et des idéologies dominantes, s'il emprunte à l'époque suivante, il va envisager de créer les éléments d'un autre monde, jusqu'à une légende. De toute façon, une bonne partie de son œuvre est nécessairement de son époque. Mais celle-ci n'est pas faite que de ce qu'elle est et de son environnement immédiat.
L'humanité aujourd'hui demande un espoir, un devenir, un but. Et cela fait partie des désirs de notre temps. L'artiste doit avoir cette intuition inouïe pour ouvrir l'horizon. "...peut-être n'y eut-il jamais de mer semblablement ouverte" (Nietzsche, Le gai savoir, 343).
L'artiste doit entendre cette expérience incroyable que réalise l'Univers à travers l'humain (l'invention du vivant), et dont l'art rend compte jusqu'à affirmer au-delà de tout, la liberté et l'imaginaire de l'humain, c'est-à-dire cette capacité à comprendre le vivant et le monde de jour en jour. De délibérer de tout. Rien n'est jamais acquis avec l'humain. Heureusement !

Si la science rend compte plus ou moins aisément des tenants et des aboutissants, de l'immensité et de la complexité de l'Univers (ce dernier n'est pas indéterminé, ou il l'est à force d'infini), néanmoins elle sera toujours confrontée à l'inconnu avec l'humain, à son indétermination, malgré la part de détermination qui existe en lui. C'est d'ailleurs par ce dernier point que les pouvoirs essaient de le maîtriser.
L'Univers et la matière ne fonctionnent que pour eux-mêmes. La science le montre à travers les lois qu'elle en tire, et la prédictivité de ces dernières. Pourtant, de mille solutions programmées, l'humain peut prendre une solution non prévue. L'humain, cet inattendu.

L'art doit relever le défi actuel. Aucune ancienne solution n'est possible. Les interprétation ne fonctionnent plus, ou mal.  Tout serait à inventer, comme jamais.
La ductilité sémiologique et linguistique, due à la fragmentation de la pensée et du sens de la vie, a conduit à  justifier le n'importe quoi d'une mise en scène, d'un mouvement, d'un geste. Plus rien ne tient. Mais...
Pourtant, tout a déjà été inventé. Ainsi les traces, traits, couleurs, masses, figures, récits.... tellement utilisés par toute sorte d'idéologies que plus aucune ne les signifie, sont ainsi à nouveau libres d'utilisation, et ouvrent de nouvelles perspectives.
Même les installations et les performances actuelles ne sont que des échos de dispositifs anciens composés sur des idéologies fortes, tout aussi détestables que les idéologies actuelles : voir l'église de Rorh en Bavière, ou les processions des flagellants au XIVème siècle.
La fragmentation a donc déjà existé. Non pour détruire l'humain et la société, mais pour affirmer la vie, même si l'idéologie ne servait qu'un pouvoir : l'Eglise. Dans "La Légende du Bienheureux Augustin Novello" (1324) de Simone Martini, on a trois scènes différentes dans une même image. A gauche un enfant a été tué par un loup qu'un homme chasse. Au dessus le Saint ressuscite l'enfant. A droite l'enfant est à nouveau en vie.
En fait on a des temps différents juxtaposés qui ouvrent sur un autre temps sans commune mesure avec les premiers. On retrouve cela dans de nombreuses œuvres anciennes. Memling, Le Tintoret, Le Greco et bien d'autres. Jusque dans des miniatures perse du XVIème siècle. Malgré la fragmentation, une unité de la société s'imposait, dont l'Eglise a bien profité !
Cette fragmentation apparaît dans mes peintures. Avec les temps multiples, les énergies, les corps sans organes, et la liberté retrouvée des traces, des traits, des couleurs, des masses, des figures, et d'un récit, je peux  donner une unité formelle à mon travail, dans le mouvement d'une pensée que j'essaie de développer dans mes peintures. Une pensée picturale différente de la pensée discursive.

On a repéré une contradiction entre : tout serait à inventer quand tout a déjà été inventé ! Cela parce que l'on est en train de changer de monde, et que tout est incertain.
Alors il faut repenser notre aventure, et ne pas oublier que nos ancêtres l'ont déjà abordée. Ils ne nous donnent pas de solutions, mais ils nous rappellent une chose : ils ont réussi à subsister, avec peu de moyens, à poursuivre cette aventure humaine face à l'inconnu. Un réel défi pour notre civilisation, quand on ne sait plus quelle énergie on va utiliser ou pouvoir stocker, et quand on connaît les accidents et les échecs du progrès technique de plus en plus importants, malgré des réussites ! C'est bien là où se pose un grave problème. Ne faudrait-il pas que chaque technique soit comprise dans une éthique où l'humain est primordial, et non l'économie ? C'est ce que peut rappeler l'art.

Reste un point,  peut-être intempestif : les dispositifs, installations, performances, révèlent au-delà d'une idéologie matérialiste, ou des aspects dérisoires, ludiques, ou transgressifs, la tentative inconsciente et fréquente,  de mettre en scène un manque de notre civilisation : la spiritualité laïque (ontologique) et la question du sacré ("Un homme, ça s'empêche !" A. Camus ). Plus loin même, la question d'une éthique en art, se pose et revient fortement.
Parfois on devine dans ces dispositifs, ces performances, ou ces vidéos, des sortes de rituels frustes, des lieux comme des autels pour dieux profanes, ou encore des statuettes propitiatoires (Baselitz et bien d'autres). Mais rien ne se révèle vraiment. Il ne reste que mille récits éclatés que plus rien ne tient, ou tout se dissout. Un peu comme devant un tas de détritus, où seule une ductilité sémiologique donne un semblant d'ordre formel (cf. "Un momento" ou "Black Pussy" de Jason Rhoades).
On a ainsi un ensemble de formes surgi de réminiscences inconscientes ("Mnémosyne" de Warburg, " L'image survivante" de Didi-Hubermann).  Mais au-delà de cet "oubli", on peut s'interroger sur ces phénomènes. N'aurait-on pas ici l'indice d'un affrontement direct avec l'inconnu ? Situation où se glissent les éléments inconscients d'une spiritualité ?
L'inconnu est de moins en moins abordable, parce qu'effrayant. On retrouve une crainte primitive, et ici inconsciente, d'être face à un monde inaccessible. Les outils ne rassurent plus, ni les drogues.
Malgré tout, les artistes explorent ces lieux aux temporalités inconnues. Peut-être, pour échapper au monde clos et éclaté, insoluble, que provoque la fragmentation de la société. Et c'est peut-être dans cette contradiction qu'apparaît le sacré, soit l'humain et son aventure.
Pourquoi la performance sportive, financière, technique... (entendue comme transcendance d'une technique), est-elle aussi mise en avant ? Une façon matérialiste d'affronter l'inconnu ! Peut-être ! Mais vouée à l'échec parce que l'humain et sa dimension de rêve sont oubliés.

Un dernier mot. A force de destructions, d'insolences ou de dérives insensées, l'artiste ne se retrouve-t-il pas dans un état qui peut être proche de la grâce par la perte ?

L'art est un acte d'unification des contraires. Sans perdre la clarté de la raison en quête d'elle-même, l'art accueille l'obscure densité des profondeurs corporelles. Il est une pensée qui accepte de se perdre comme savoir pour s'ouvrir à l'inconnu des entrailles (J. Ancet, introduction à "L'homme et le divin" de Zambrano).
La culture est un moyen de subsister dans la nature. Elle ne peut en rester à un aspect mortifère. L'art actuel doit dire cela à très haut niveau, en même temps qu'il montre comment une société est un compromis entre nature et culture. Et non l'exclusivité de l'une ou de l'autre. 

24.06.2010