25.08.2012

La leçon du triptyque "Le paradis"   

(Comment la représentation du corps reconsidéré et valorisé, peut
ouvrir la renaissance d'un autre horizon de pensée et d'une autre société ?)  
  

 "Le plus courageux d'entre nous n'a que rarement
le courage d'affirmer ce qu'il sait véritablement..."
Nietzsche (Le crépuscule des idoles)

                                                    
La représentation du corps humain en peinture  

Admettons que le type de représentation du corps humain, issu de la Renaissance  soit minimisé depuis au moins un siècle. Ou plutôt que cette représentation du corps a perdu de son importance. Que la coïncidence entre le représentant et le représenté a été supplantée par l'expression. Ou encore qu'elle a été envahie par une dimension négative qui se retrouve dans beaucoup d'œuvres contemporaines (Duchamp, Fluxus, Orlan...). Souvent avec un plaisir de choquer, mais sans portée, sans capacité à renverser les divers consensus pseudo-esthétiques (formaliste, à la mode, du marketing...), ou incapable de proposer une autre vision du monde (politique, sociale, historique,...). Il ne reste qu'un geste qui n'aboutit pas et qui ne fonctionne que pour lui-même. Et au bout de tout, l'ensemble est banalement récupéré par le marché ! Une sorte de bonne conscience d'être dans le coup !
Lors de ces expositions-installations, le corps humain apparait dans une défaite charnelle à travers des déformations morbides ou autres, que ce soit dans des tableaux, des performances, des vidéos et des dispositifs de toute sorte, jusqu'à des simulations de massacres. Un caractère mortifère est présent avec force et s'impose dans ces travaux plastiques. Ce rejet va souvent jusqu'à la disparition des corps.Des peintres comme Estes ou Goings, entre autres, ont représenté des architectures urbaines et des objets du quotidien plus réalistes que la réalité, en même temps que les rues sont désertes.
La non-représentation actuelle du corps semble clore tout horizon. Plus rien à attendre tant le corps humain est nié : ce qui correspond à l'état de la civilisation contemporaine le déconsidérant et l'humiliant de plus en plus. Une sorte "d'a-synchronicité entre l'humain et le monde, un monde qu'il a pourtant produit", s'est installée (G. Anders, L'obsolescence de l'homme, 2002). Et s'il y a progrès, "c'est alors le progrès dans la fabrication du périmé" (G. Anders, Discours sur trois guerres mondiales, 1982). L'art en rend terriblement compte. Incapable de dépasser cette situation.

Les impressionnistes avaient représenté des corps aux contours flottant sous les effets de la lumière. En même temps les arts incohérents, les fauves, Duchamp, Dada, et bien d'autres à venir, perdent de vue l'humain et son corps au profit d'un jeu avec les formes, les structures, les matériaux, les machines dans une exploitation à la fois dérisoire et subversive voire cynique du propos et du "motif".
Cela pouvait entre autres, correspondre pour certains (Duchamp...) à une révolte contre la saturation colorée qui traversait l'art de peindre du moment (Van Gogh, Gauguin, Monet, Matisse, les expressionnismes allemands...). Jusqu'à une aversion de la représentation d'un corps.
Plus tard, on retrouve une autre réaction aux formes, soi-disant idéologiques, avec un discours et une analyse politique s'élevant contre une idéologie esthétique bourgeoise : "La peinture et les couleurs étaient bourgeoises", propos entendus dans les années 1970 !
Comme si la couleur portait en soi une idéologie ! Elle n'est qu'un des "outils" de la peinture qui passe à travers les siècles. Elle ne prend de valeur et ne peut être féconde que si la civilisation et l'artiste sont capables de se transcender et de faire de la couleur un élément de la représentation de l'humain dans sa capacité à poursuivre son aventure face à l'inconnu. Question qui se pose à tous quelle que soit l'époque.
Ce dépassement et cette transcendance s'affirment par un type de représentation du corps humain propre à la civilsation en cours. Mais pour cela il faudrait revenir à l'origine, soit avant les dieux ! L'humain actuel est en pleine transformation, avoue sa faiblesse et sa fragilité jusqu'au risque de disparaître. Rien ne dit que l'humain soit sur la Terre pour toujours ! Pour l'instant, en tout cas, incapable de se dépasser, de se donner un horizon, il est collé à l'instant matériel et ne veut pas se coltiner avec l'inconnu. D'où ses mille machines et ses mille divertissements (sport, télévision, modes, jeux...) qui provoquent les restes intégristes issus des religions.
Il s'agit donc de retrouver l'imaginaire, le rêve et la grâce tous très malmenés (formatés par la civilisation matérialo-économiste actuelle), qui manquent dans le fond de l'art, dans l'acte créateur et libre des artistes actuels.

Mais pour accéder à ce niveau de représentation, il faut vraiment distinguer la capacité des formes à être autonomes au regard des idéologies et des croyances.
Si les couleurs, les masses et les traces ont une liberté et une force propre, le tableau va enrégistrer le rythme de l'acte de création, le but profond et intime du créateur.
Si le geste créateur est libre dans son rythme, il faut constater que le "récit" qui "est supporté" par ce geste, passe par des idéologies et des croyances. En effet le peintre, le plasticien ou l'artiste sont de leur temps et réagissent en fonctions de ces idéologies et croyances. Si les couleurs, les masses et les traces sont libres, le peintre peut alors ouvrir un nouvel horizon. Et au-delà transcender le "récit". L'oeuvre traverse les siècles quand les formes sont restées libres, au-delà d'un "récit" circonstancié à un moment politique, social, ou historique.
Il est remarquable que les formes sont libres. Ainsi diverses idéologies se rencontrent pour une même forme : l'ombre et la lumière baroques sont différentes de l'ombre et la lumière romantiques, ou de celles d'Ernest Pignon-Ernest avec ses dessins collés aux murs, dans les rues, dessins de taille humaine ou un peu plus, avec des visées politiques contemporaines. .
Autrefois les religions et leurs croyances établissaient les règles de représentation des corps (cf. le Moyen-Age et la Renaissance). Mais il arrivait que l'artiste évoluait, dans le cadre de l'idéologie religieuse et des croyances, avec un régistre formel nouveau (les formes échappant à la pesanteur idéologique) qui lui permettait de développer une autre vision. Ainsi dans la coupole de Saint-Jean-l'Evangéliste (Parme) Le Corrège a représenté le Christ dans un raccourci surprenant, au moyen d'une autre façon de développer la perspective du Quatrocento. Le Christ s'envole dans des nuages. Le raccourci est tel qu'il le fait ressembler à une grenouille ! Pour les Apôtres l'accompagnant, leurs genoux touchent leur cou ! Le trompe l'œil est tel qu'il "perce" l'espace de la coupole pour aller à l'infini dans une lumière céleste. Evidemment au risque d'une profanation (raccourcis spatiaux et postures). Mais il créait un espace différent de la perspective du Quattrocento.
Tant que les idéologies et les croyances sont porteuses dans une civilisation, et malgré leurs contraintes, elles sont positives. Si un peintre dans ce contexte, est capable de rendre aux formes leur liberté, alors il peut imaginer, rêver et faire entendre un autre "récit", une autre façon d'entendre les monde et les humains.

Les œuvres exposées, les installations et les dispositifs, ou les performances actuelles s'appuient sur des concepts issus d'interprétations venant des sciences humaines, et particulièrement des sciences sociales. Et d'une rationalisation du monde (avec la raison raisonnante et sa logique fonctionnant pour elle-même).
Les formes aujourd'hui sont complètement enfermées dans un système de signes et de significations, issu des interprétations du monde formalisées à travers des concepts. Au mépris de l'écoute de l'univers par le corps. Au mépris d'un sensible capable d'ouvrir le monde et de rencontrer l'inconnu. Au mépris d'un devenir. Il est question pour un artiste d'expérimenter au-delà de toute interprétation.
L'historicisme, la sociologie, le pédagogisme, le formalisme, le matérialisme, les mythologies personnelles et le marché prévalent dans les commentaires en tant que discours sur l'œuvre, et en tant que critique du plasticien et du spectateur. Cette idéologie à côté de celle du capitalisme, rend infécond l'artiste parce qu'elles veulent implicitement tout maîtriser. Elles entravent, entre autres, le rêve, la maturation, l'imaginaire, ou les choix complexes de la création. Cette expérimentation est au-delà du consensus général des pouvoirs et des peuples.
La création se place sur un autre plan que celui de la connaissance rationnelle et des concepts. Celle-ci peut faire l'objet d'un apprentissage, certes, mais elle est enfermée dans la contexte historique bien obligé.
Jusqu'où l'art, et l'art de peindre, ne suit-il pas cette aliénation surtout quand on voit que la subversion et autres dérisions, détournements...  deviennent une mode ? Le corps défaille.

A propos des concepts

Et de créer qu'en est-il ? Encore un mot sur le concept.
Derrière les concepts, comme on l'a dit, il y a un ordre idéologique, voire une rationalisation de la vie qui mutile des éléments importants de l'acte de créer :  le rêve, l'imaginaire, la fantaisie, la spiritualité, la capacité de l'humain à être intempestif, la grâce de l'art de peindre ou la beauté, en un mot tout ce qui est vivant (variable, incertain, inconnu...).
"Ce qui fait événement, c'est ce qui est vivant, et ce qui est vivant, c'est ce qui ne se protège pas de sa perte."
Bobin (Autoportrait au radiateur)
En fait, les concepts refusent les aléas humains (la perte, l'imperfection, l'inefficacité, la rêverie...), et essaient de rationaliser les comportements humain, jusqu'à désirer les détruire par "passion" politique et religieuse !
"... ces démons ont inventé le style ultramoderne de la banalisation : faire entrer dans nos têtes l'idée qu'il n'y a plus ni père, ni fils, l'idée que le meurtre n'est plus le meurtre et que nous sommes libres, libres, libres jusqu'à l'ivresse de se tuer et de tuer. Voilà ce que ne comprendront jamais les comptables d'aujourd'hui : qu'ils ont pour héritage la leçon totalitaire, et qu'ils enseignent le désastre. Qu'ils lisent, mais qu'ils lisent donc Alexi Kirilov, démon prophétique mis en scène par Dostoïevski (Les Démons)..."
(Legendre, La fabrique de l'homme occidental)
Kirilov dit, entre autres : "Je me tue pour prouver mon insubordination et ma liberté nouvelle." Dostoïevski, Les Démons, partie 3, ch.6, p.279,Babel, 1995)

Où l'on voit encore combien le concept a pu amener Sartre à justifier le meurtre. "Dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon il écrit cette terrible phrase : « Il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. » Situations V, 183 (in L'ordre libertaire, Michel Onfray).
Au contraire de la création, les concepts sont sans cesse en train de démontrer et d'imposer une solution. Jusqu'au meurtre ! L'adversaire devient haïssable. Cela va jusqu’à détruire l'individu qui porte ou représente un concept sans tenir compte de son humanité. A ce point, les concepts sont une sorte de rationalisation dévastatrice, de dialectique réductrice et mutilante de la capacité créatrice autant de l’être humain que d'une civilisation. Les corps doivent se soumettre, ou disparaître (cf. les extrémistes de tout bord).

Les sciences de la matière et humaines n'ont pas de solutions pour vivre. Personne d'ailleurs, n'a de solutions. Ce qu'elles proposent n'est que momentané. Elles ne font que "dé-couvrir" ce qui existe, mais qui est caché dans l'univers ou dans la société. Elles ne fonctionnent pas en relation avec l'inconnu. Elles ne le peuvent pas. Sinon elles n'ont plus de validité et ne sont plus fiables. Mais des progrès relatifs (matériels, sociaux...) ont été obtenus. Elles ont permis une relative émancipation de l'humain.
Mais reste qu'avec les nouveaux outils, complexes, une fois que l'on sait s'en servir, il n'y a plus rien à comprendre. Alors qu'il reste tout à comprendre de la moindre relation humaine. Il semble qu'aujourd'hui, beaucoup est fait pour se débarrasser de l'humain intempestif. L'économie et le marketing sont devenus les principaux concepts ! On voit les destructions qui se produisent sur la planète ! Le capitalisme et le libéralisme tels qu'ils fonctionnent aujourd'hui, ressemblent à Saturne dévorant ses enfants. Corps infâmes !

De créer

Créer n'a rien à voir avec des concepts ou une rationalité quelconque. Créer n'est pas de ces ordres là. A un moment donné, il est peut-être question d'une dialectique entre transcendance et immanence. Ce qui pose le problème complexe de la liberté et de l'éthique de vivre. Ainsi créer n'est pas décidable. Ni prévisible.
Certaines personnes touchent à cet état par essence propre. Qu'elles soient dans un milieu privilégié, ou non. On peut acquérir des connaissances. Mais on n'apprend pas à créer. Et ce n'est pas parce que des personnes ont cette disposition, qu'elles pourront créer. Il faut aussi une volonté. On ne crée pas par défaut. Il faut oser. Oser aller voir et vivre derrière le miroir, et revenir ! Et seul. Par intuition et expérimentation. L'art permet cette aventure. C'est long et lent. Souvent sans solution. Et dangereux. Corps en échec.

Créer ne démontre rien. Une image démontre. Créer : rien. C'est une force première et indéterminable de l'humain. C'est un lieu sans ordre. C'est un état sans organes où toutes les potentialités de l'humain sont présentes et brutales. Voire barbares. Un état qui révèle la puissance de la vie, son excès, et qui en même temps met en question la mort. Créer n'est pas communiquer.
Plus loin dans la création apparaît aussi le refus du négatif hégélien dont l'influence persiste depuis plus d'un  siècle et demi. Négatif parce qu'il n'accepte pas une pensée du corps. "Hegel n'a affaire aux œuvres d'art que sur le mode de la représentation. Mais le style signifie sans représenter". (Maldiney, Regard Parole Espace, p.131)
"Quand nous exprimons le ceci nous signifions une représentation mais non cette chose-ci, cette couleur-ci, cette rencontre ombre-lumière. Hegel le reconnaît mais en tire argument contre le sentir, alors que c'est un argument contre le langage."
(Maldiney, Regard Parole Espace, p.275)
Maldiney refuse ce négatif qui apparaît plutôt mortifère. Parce qu'il ferme le champ du sensible, de l'émotion dynamique. Du rythme. Il a bien compris que le sensible conduit à un inconnu irrésolvable, et que l'humain rencontre, à ce point là, une de ses vérités. L'inconnu ne peut être appréhender que par le "rythme" du corps où passe une entente sensible avec le monde. On aurait une théorie (le négatif) qui n'aurait pas confiance dans la vie ? Peut-être !
Ainsi, la vie (ou créer) n'est pas une idée mais : "une manière d'être, un même mode éternel dans tous les attributs". (Deleuze, Spinoza)

La création en peinture n'est pas une connaissance objective. Que prédit-elle avec sa perception d'un temps qualitatif et d'un espace sans commune mesure avec le temps quantitatif commun ? La création n'est pas non plus de l'ordre du progrès et de la modernité, ou des différentes critiques socio-économique, politique et historique.
Pour créer il faut avoir tout oublié, autant la société, que les idéologies et les pouvoirs de toute sorte. Créer : oser aller à l'essence immanente de son être. Dans un inconfort physique et mental. Jusqu'à y laisser la peau. Créer c'est défier la mort. C'est aussi vivre avec intensité ! La création : le mouvement ininterrompu d'un excès de vie. Et au même moment, c'est ouvrir le monde avec les autres. Parce qu'on ne crée jamais seul.
"Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est un pont et non un but : ce que l'on peut aimer en l'homme, c'est qu'il est une transition et un déclin. J'aime ceux qui ne savent vivre qu'en sombrant, car ils passent au-delà". (Nietzsche, Prologue de "Ainsi parlait Zarathoustra")

De créer et de l'essence de l'être

Pour Spinoza (1632-1677) il est bien question de définir ce qu'est la force de vie d'un corps qui crée et donne la joie de vivre. Pour ce philosophe, l'essence d'un individu ne peut pas avoir un autre état que le sien, soit persévérer dans son être, ce que Nietzsche appelle "la volonté de puissance". Cet état conduit à une joie intérieure inouïe, de l'ordre de la liberté et de la paix, et non à une satisfaction personnelle, ou qui aurait à voir avec l'orgueil ou le pouvoir.
Le geste juste du peintre touche à cette expérience de l'humain quand il crée un autre corps. Dans ce geste incomparablement adéquat, il rencontre d'un coup l'éternité et l'infini. La main qui étale la peinture sur la toile, est en direct avec les énergies du monde et à vitesse absolue.
"Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, a un Esprit dont la plus grande part est éternelle." (Spinoza, L'éthique, Seuil, p.533, 1988)
"Et néanmoins nous sentons et savons d'expérience que nous sommes éternels." (Spinoza, L'éthique, Seuil, p.517, 1988)

Créer, c'est un corps qui porte un désordre, et qui tente de le dépasser. C'est un corps qui accède à une force de vie dans une liberté et une joie inouïes. C'est encore un corps qui se sait éternel, une vie durant. Un autre corps à venir. Le corps créé, c'est le corps de l'autre et du monde, le corps de l'éternité et de l'infini ce jour-là.
Si créer, c'est bien persévérer dans son être, quel qu'il soit, cela peut aller jusqu'au pire ! L'humain est trop complexe et infini, comme l'univers, pour n'être que toujours humain. Là encore il faut prendre son temps pour tenir les deux bouts de l'humain. D'ailleurs Spinoza envisage jusqu'à l'extrême, dans un terrible paradoxe, quant à l'essence de l'être.
"De même, qui verrait clairement qu'il peut jouir d'une vie ou d'une essence meilleure en commettant des crimes qu'en s'attachant à la vertu, il serait insensé lui aussi s'il s'abstenait de commettre des crimes. Car, au regard d'une nature humaine aussi pervertie, les crimes seraient sa vertu."
(Spinoza, lettre XXIII, Controverse avec Blyenberg)
Evidemment le débat entre les deux épistoliers s'accentue ! Il ne s'agit pas de tout justifier.
"Dans un monde rongé par le négatif et sa puissance, il a assez confiance dans la vie, dans la puissance de la vie, pour mettre en question la mort, l'appétit meurtrier des hommes, les règles du bien et du mal... Assez de confiance dans la vie pour dénoncer tous les fantômes du négatif." (Deleuze-Spinoza)

Reste que pour  l'artiste, persévérer dans son être créant est dangereux. Parce que l'acte de créer est  sans frein. Parce qu'il accède à un état de potentialités extrêmes. Et libre sans Dieu, tout est possible ! Même disparaître par enthousiasme.
Quand l'artiste rencontre les forces sauvages de l'humain, tout devient difficile. Et pourtant il faut garder cette joie intérieure et cette force de fond, essentielles pour créer. Le corps est tellement en cause. Il va lui falloir circuler et passer à travers tous ces stades. Expérimenter sa liberté. Quelle éthique alors surgit là pour poursuivre cette épreuve ? Et ne pas en mourir d'un coup ? Comme dans une attaque. Comme dans une révolte.
De là, se pose aussi l'interrogation sur la représentation d'un corps possible aujourd'hui, à travers les convulsions sociales et civilisationnelles, et les nouveaux outils. Quel  intérêt a-t-on de rendre au corps sa vertu, sa liberté et son éthique face à ces nouveaux outils ? Quelle représentation d'un corps peut-on tenter afin qu'il soit une ouverture sur un autre monde ? Un autre humanisme ? Quelle perspective pour l'art ? Quel horizon ? Corps interrogé.

L'art dans la civilisation actuelle

La civilisation industrielle naissante impliquait fortement cette transformation et vision du corps humain, non seulement dans sa représentation en art, mais d'abord par des conflits armés extrêmes et par la condition des travailleurs qui deviennent de plus en plus aliénés jusqu'à la réification. Jusqu'à l'esclavage... Des artistes ont tenté de résister et se sont révoltés (Otto Dix, George Grosz...). Jusqu'à l'enlisement contemporain.
Jusqu'à une "transformation de l'homme en clientèle et du monde en déchets".
A Auschwitz, "on n'y a pas tué des humains, mais fabriqué des cadavres" (G. Anders, L'obsolescence de l'homme, 2002).

Les idéologies du XXème siècle, ayant abouti à de terribles guerres et massacres ont fini par détourner le progrès de sa fonction d'émancipation, au profit d'un système marchand et matérialiste primaire ne tenant plus compte de l'humain qui est transformé en consommateur forcené, robotisé, l'artiste compris.
Une autre circonstance a envahi la société : la diffusion intensive (photos, ciné, télé, puis internet...) des images de massacres. Puis il y eut l'effondrement des idéologies qui se voulaient libératrices, ce qu'elles n'avaient jamais vraiment pu être.
Surnage un capitalisme outrancier qui dévalorise le sujet humain et son corps. Ceux-ci et le groupe social ont perdu de leur autonomie par rapport aux pouvoirs. Ils restent des individus devenus des consommateurs dépendants, situation difficile à échapper. Les révoltes restent inefficaces. Parce que les rapports de force sont encore en faveur d'un type de civilisation. Parce qu'il n' y a pas de but à haut niveau, d'un espoir porteur.

Au-delà de ce bref constat, le caractère mortifère qui vient de la civilisation actuelle, a fini par contaminer l'art d'aujourd'hui, en particulier dans la représentation du corps souvent mutilé. Le déceptif avec le "trash" sont devenus une des esthétiques à la mode et souvent parodiques.
Certes des courants artistiques comme Dada et le Surréalisme qui ont beaucoup influencé l'art actuel, sont les résultats d'une révolte contre la faillite de la civilisation occidentale et de sa culture, incapables d'empêcher la guerre de 14-18. Ils réagissaient par rapport à la société et à ses contraintes idéologiques, artistiques et politiques. A la suite de cette révolte, le nihilisme et le non-sens deviennent l'emblème des courants artistiques qui se poursuivent aujourd'hui : arts conceptuels, installations, dispositifs, performances ou autres mise en scène comme les mythologies personnelles du plasticien effectuées à travers une émotion très superficielle et facile, qui tournent souvent à la blague de potache ! Et pourquoi pas ?
Reste que le système de l'art ne fait que se répéter. Si Dada et le surréalisme réagissaient à la guerre, que font les artistes actuels ? Ils feraient mieux d'aller voir ailleurs ! Pour ne pas dire de se taire, tellement leur art est devenu dérisoire ! Donc sans portée. Corps triste.

Adorno disait qu'on ne pouvait plus faire de poèmes après Auschwitz ! Propos qu'il a nuancé par la suite. Mais aurait-il raison malgré tout ?

"La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même."
(Adorno, Prismes, p. 26, Payot,)

"Des années après que ce passage [de Brecht] a été écrit, Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture...Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordure."
(Adorno, La dialectique négative, p. 444)
Adorno, ici, dans son propos, touche à quelque chose d'essentiel et de moteur pour l'humain, et qui a été fortement refoulé à la suite autant par les massacres que par les idéologies matérialistes du  XXème siècle : la spiritualité ontologique (ou laïque).
A force de ne pas voir ce dont est capable l'humain (les guerres et les massacres mais aussi sa capacité à créer la vie jusqu'à l'altruisme), la civilisation contemporaine s'est enfermée comme pour tout oublier, dirait-on, dans un système mercantile (marchandisation et consommation) parfaitement déstructurant de la conscience humaine. On a peur d'en sortir et de se retrouver devant l'indicible et l'inconnu ! Voir le poète Celan.

Ce qui est remarquable, c'est qu'en 2012 les courants artistiques (et leurs épigones) continuent de fonctionner sur le même mode, et ce dans le monde entier malgré l'aspect souvent mortifère, cynique et nihiliste des productions.
Comme si la civilisation actuelle n'avait rien résolu, comme si elle n'avait pas réussi à s'extraire des événements et des idéologies qui avaient conduit l'Occident à une telle faillite. Il n'y aurait donc plus de Culture qui soit capable d'arracher l'humain à sa pesanteur ? La question se pose.
En attendant, on a une nouvelle culture qui vient occuper les esprits et les corps, pour les empêcher de se libérer, ce que les artistes ne perçoivent même plus. Cette culture marketing n'est plus qu'un comportement sociétal très réducteur, car consommable rapidement et vite zapper.
Rien ne tient ! Une sorte de fatigue, de désespoir, d'énergies brisées, et une jeunesse cassée... Le slam et sa révolte comme poésie... Pourquoi pas !
Il ne faudrait pas, non plus, oublier les conditions socio-économiques dans lesquelles les pouvoirs financiers plongent les peuples ! Sans parler des nouveaux outils qui encombrent et font pression sur l'espèce humaine au lieu de la libérer. Parce qu'on ne prend pas le temps de maîtriser ces outils.

Si Dada et les surréalistes, si la critique de l'art des années 1950 à 2000 avaient encore quelques restes de force, la culture actuelle ne serait peut-être pas le résultat d'une société du profit et du périmé ! Le moindre chanteur est exploité. Les tubes passent, comme passent des sacs de plastiques poussés par des vents opposés ! Les arts suivent la même pente. Tout est récupéré, marchandisé et spéculé !

Mais au-delà de tout, des éléments de Culture peuvent laisser espérer un autre monde, une autre Culture. Elle est un des moyens de construire un nouvel avenir
Déjà les grecs s'interrogeaient sur leur capacité à dépasser ce qui s'effondre pour créer un devenir. Héraclite (576-480 av J.C.) donnait cet aphorisme :

"A l'origine, le monde le plus beau est un tas d'ordures répandues au hasard". (Héraclite)

Il parlait de l'Univers en tension, non encore vraiment mis en harmonie par la civilisation grecque. Il parlait des potentialités de vie que possédait cet Univers. Et non d'une esthétique "trash" ! Héraclite en quelque sorte semble dire aussi qu'il peut y avoir un instant d'effondrement, mais que tout est possible de transformation.
Un poète propose une autre transformation :

 "Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or". (Baudelaire, Ebauche d'un épilogue)

Mais Héraclite n'était pas dupe des capacités humaines, il leur faut une éthique :

"L'homme n'est pas raisonnable, mais que seule est douée d'intelligence l'enveloppe céleste" (Héraclite)

Déjà ici, on retrouve le risque de vouloir persévérer dans son être. Il y a toujours un risque à posséder une telle puissance de vie, et même quelque chose de fou à cela.
Sauf que la nature doit rappeler à l'humain sa déraison. Elle devient l'indice d'une éthique.
Ne le voyons-nous pas en ce moment même avec la destruction de l'environnement, entre autres. On peut aller jusqu'à se poser la question sur la capacité de l'humain à poursuivre son aventure face à l'inconnu : en serait-il incapable ?
Trop croient que l'humain a une raison d'être, a une finalité dans l'univers, et en particulier les pouvoirs, tous les pouvoirs !
Mais non ! La vie est à construire tous les jours parce qu'elle est sans solution, sans recettes. Et heureusement ! L'humain un accident de l'Univers ? Qui peut répondre ?
De là, peut-être aussi, une autre invention des dieux (ou de Dieu : c'est l'humain qui décide ! ) pour mettre à distance l'espace et le temps trop écrasant, et les forces obscures dont l'humain se sent la proie. Soit faire un premier pas, si l'on veut, pour "un passage du chaos à l'ordre", et en même temps découvrir par l'humain de "sa radicale déréliction, de sa radicale singularité" (J. Ancet, Introduction de "L'homme et le divin" de Zambrano, Corti, 2006).

Une rupture avec le passé se fait, non sans déstabilisation, en ce moment même et peut laisser espérer un autre monde ! Enfin je veux le croire ! Si l'artiste retrouve sa spécificité : transmuter les données. Et aussi sa capacité à entendre la vie, à dépasser une situation en l'expérimentant, à rêver et à créer les éléments d'un autre monde.    

Quelques exemples de transformation du corps humain

Après un XIVème siècle très bouleversé (guerre de 100 ans, peste... mais aussi différentes évolutions idéologiques, techniques...), la Renaissance animée par une force de vie, la nécessité d'affirmer la vie, et un désir de poursuivre l'aventure humaine face à l'inconnu, relança complètement les données de la civilisation occidentale. Avec des évolutions de la pensée, une nouvelle vision du monde et des transformations techniques qui allaient s'améliorer lentement durant plusieurs siècles.
Du coup, la représentation du corps dénotait cette vitalité et cet espoir de poursuivre l'aventure humaine qui traversaient la société européenne : Piero della Francesca, Michel-Ange, puis Le Caravage, Poussin, Rubens, Rembrandt, Vélasquez,... Delacroix et et bien d'autres.
Et cette représentation des corps, était différente de celle du XIIIème siècle.
Certes Giotto, vers1300, avec Duccio, et à la suite de Cimabue, proposait une boîte perspective et des objets ne se référant pas vraiment à un point de vue unique. Cependant les personnages, encore influencés par l'art byzantin, commençaient à avoir des attitudes plus réalistes. Des éléments de la nature étaient peints indiquant une certaine profondeur, un certain volume, un nouvel espace.
Il fallut attendre le XVème siècle, avec Alberti (De la peinture, 1434), pour voir cette perspective systématisée et vulgarisée en peinture, avec des corps ressemblant à la réalité (Donatello, Masaccio, Piero della Francesca et son école...).

Au XIXème siècle, déjà une autre approche des corps, comme avec Goya ("Désastres de la guerre", 1810 ou "La fusillades du 3 mai 1808") ou avec Delacroix ("Les Massacres de Scio", 1824) s'esquissait. La société changeait.
Une industrialisation de la société et des guerres nouvelles amenaient une autre violence à la fois sociale (différentes révolutions depuis la révolution française...) et technique (les conditions de travail aux aspects inhumains : mines, sidérurgie, usines de toutes sortes...).
Des artistes, dans ces conditions, commençaient à peindre des scènes avec un autre type de représentation des corps : Ensor, Dix, Nolde, Grosz, le groupe Die Brüke, Beckmann, et bien d'autres. Picasso avec ses fortes déformations des corps ("Les demoiselles d'Avignon" ou "Guernica"), annonçait lui aussi cette future éclipse partielle du corps humain.
A noter que ces guerres nouvelles étaient bien différentes de la représentation picturale des guerres anciennes plus métaphoriques avec des héros mythologiques (Uccello et la "Bataille de San Romano" 1456 , Altdorfer et la "Bataille d'Alexandre" 1528, Rubens et "Les Horreurs de la Guerre" 1637).

Cette transformation de la représentation des corps va se poursuivre jusques dans notre époque. Jusqu'à l'anonymat des corps. Jusqu'à son effacement (Art abstrait). Voire leurs mutilations (Body-art, Orlan...). L'art brut. Jusqu'à la monstruosité (Voir "Hubris" de Jean Clair, 2012) qui a toujours existé mais qui, aujourd'hui, est devenu le paradigme de la représentation du corps humain. Qui est plus le reflet d'un désarroi général que de la naissance d'une nouvelle représentation du corps.

L'observation du changement de la représentation du corps du Moyen Age à la Renaissance est assez caractéristique.Le premier ignore la matérialité des figures, renvoie à des entités (Dieu, les saints...), et se construit avec la bidimentionnalité et la multiplicité des temps ( temps qualitatif). La seconde prend en compte la représentation d'un corps incarné avec une enveloppe physique reconnue et se construit avec la profondeur (Trecento, Quatrocento italiens...) et un temps quantitatif. Evidemment cela s'est réalisé sur un temps historique long (de 1280 environ à 1420 et au-delà).

Aujourd'hui, on aurait pu penser, que la représentation d'un corps virtuel aurait pu prendre en compte une nouvelle représentation du corps. Un peu comme au Moyen-Age la "nouvelle" peinture surmontait l'influence de l'art byzantin.
Au fond la civilisation actuelle a peur de changer d'idéologie, et de sortir d'une sorte de progrès de la raisont raisonnante et de sa logique qui ne fonctionne plus que pour elle-même. Le chiffre, la quantité commandent toute "représentation", sont les seuls critères. Une réification chiffrée si l'on peut dire, décide de tout. Au point qu'on retrouve ce fonctionnement dans la consommation, dans la croissance et dans la société. Plus rien ne peut bouger. L'art peint lui-même s'est figé.
On observe un dénie du corps, à travers des provocations sans fin. Il y a même une indignité dans cette représentation corporelle. Comme si les artistes contemporains continuaient ce qui avait déjà été "expérimenté" d'une façon atroce dans l'esclavage, à Auchwitz ou dans les génocides contemporains. Ils n'arrivent pas à s'arracher à l'effondrement de la civilisation, et à envisager d'autres formes pour les corps, l'espace et le temps. Les corps virtuels de l'informatique ne proposent aucune nouvelle conception d'un corps ! Pour le moment, la civilisation actuelle trop matérialiste, est incapable de réaliser un équivalent de ce qui s'est produit à la Renaissance.

Quels que soient la technique et les outils employés par les artistes, ou face aux contraintes idéologiques, ceux-ci (en particulier les peintres) doivent avoir une vision du monde forte, à très haut niveau, pour sortir de cette situation. Bien sur il faudrait entendre le monde et l'humanité. Mais cette civilisation fait trop de bruit... pour s'étourdire ! Et l'artiste n'entend plus rien. Ne sait plus où il va ! Du coup, il suit banalement le mouvement. Il est dans une société d'un manque générale ! Et là, le rôle de l'artiste quand il a su prendre ses distances, est de rappeller la surabondance de la vie et de sa dimension spirituelle laïque. Mais pas plus que le matérialisme forcené, le sprituel exclusif n'est une solution. Il est nécessaire de garder un équilibre ! Alors là on peut rêver !

Une nouvelle représentation du corps humain ?

Admettons que les espoirs d'un changement de civilisation se produisent au XXIe siècle, alors comment dans l'art peint, la représentation du corps humain peut-elle être envisagée ? Il est bien nécessaire d'espérer pour imaginer un corps qui lui-même espère ! Que faisait Giotto, Michel-Ange, Tintoret, Vélasquez, Rembrandt... sinon des corps espérant !
Mais d'abord faut-il que la civilisation technique soit susceptible de ne pas s'effondrer complètement ! Faut-il encore qu'elle soit capable d'aider l'humain à poursuivre son aventure humaine !
La civilisation technique est très fragile. La moindre coupure d'électricité désorganise un nombre invraisemblable de personnes. Et plus on palie incidents et accidents, plus on complexifie, et plus on rend fragile les fonctionnements de la société.
Et cette fragilité semble accéder aux limites de l'humain.Si celui-ci se reproduit très fortement, il ne pourra pas nourrir tout le monde. Et s'il ne se reproduit pas assez, il ne pourra pas poursuivre son aventure. On dit cela parce que l'humain se sert mal de ses outils lesquels l'occupent et le débordent : ils ne tiennent plus compte de l'humain et de ses besoins fondamentaux. Ils deviennent toxiques. De plus en plus on remarque que le système des outils dans la civilisation actuelle, prolétarise autant les scientifiques que les artistes, et conduit les créateurs à l'infécondité (Bernard Stiegler, revue XXI, n°16).
Une autre raison renforce cette fragilité humaine : il s'agit de la mondialisation uniquement économique qui ne tient pas compte de la dégradation de l'environnement, de la pertes des ressources et des nombreux accidents techniques qui vont plus vite que nos moyens ne nous permettent d'y parer ou detrouver une autre solution..

Des doutes assaillent l'artiste. Doutes dus aux inconséquences de l'économie actuelle qui accentuent tous les problèmes (tout tout de suite, courte vue, consommation, pollution, dilapidation des ressources non renouvelables...). L'artiste a son mot à dire à ce moment-là. S'impose la nécessité de ralentir pour maîtriser la complexité. Il en a l'expérience quand "il emprunte à l'époque suivante". Expérience qui demande une écoute "lente et profonde" du monde.

L'art actuel représente souvent des humains cassés et mutilés dans les œuvres. Duchamp construit des objets ludiques avec des matériaux divers. Il a abandonné "Le nu descendant l'escalier n°2", pour "La mariée mise à nu par ses célibataires, même" à l'érotisme incertain ! Arnulf Rainer et ses visages déchirés. Bacon et des corps aux chairs défaites. De Kooning et ses femmes "à l'expressivité tourbillonnantes". Oppenheim et ses coups de soleil. De Andrea et son hyperréalisme des corps (fibres de verre, plâtre, tissus..). Jake & Dinos Chapman et la représentation de corps démembrés (fibre de verre, résine, ...) qui rappelle fortement "Les désastres de la guerre" de Goya. Orlan et ses chirurgies... Et mille autres.
Sans parler des vidéos et de leur formalisme visuel, avec si peu à dire sur l'humain et ses possibilités, sinon des clichés répondant avant tout à une mode ! D'où un certain aveu d'impuissance !
On en arrive, parfois, à des œuvres d'une préciosité compulsive, et souvent "trash", qui répondent à une sorte de négativité institutionnelle, voire civilisationnelle !
A côté de cela, le corps est transformé en image, ce qui l'éloigne du vivant. Notre époque n'est faite que d'images indigentes, vite périmées . Ainsi elles conviennent bien aux pouvoirs en place car elles sont très vite zappées et ne sont pas enregistrées.

L'art peint n'a rien à voir avec l'image. Il est du côté du vivant, de la mémoire et du corps. Et c'est seulement là, à ce niveau,  qu'il est possible de réinvestir les questions fondamentales de l'être humain, ainsi que la capacité du corps à entendre le monde. A "concevoir" un autre horizon. L'image informe, commente, illustre... Peindre n'informe pas, n'illustre pas... Où l'on voit la différence avec l'art actuel très dissertant, et ses mille commentaires. Peindre est. L'oeuvre porte le peintre au-delà de tout discours. Corps exigeant.
Restent l'utilisation des clichés contemporains (dérision, cynisme, trash, mode détournement, subversion...) et des mythologies personnelles, qui conduisent beaucoup de plasticiens à la banalité et à une convention du propos.
Reste encore l'outil informatique qui permet de produire des images. Il est trop "occupant" parce que trop "extraverti". Il gêne la rêverie profonde et silencieuse de l'artiste. Sans parler des incidents qui entraînent parfois l'utilisateur dans de longues mises en restauration de la machine !
Dans beaucoup de machines actuelles (androïd, ipod...) les logiciels installés prennent toutes les taches en compte. La fonction panoramique, par exemple, se fait toute seule.Le photographe déclenche son appareil devant la scène, et n'intevient plus. Il est enfermé dans un système. Corps absent.
Le principe convient pour tout ce qui est purement technique, économique et scientifique.
Mais pour la poésie, l'imaginaire, le rêve, l'intempestif... le vivant dans sa confrontation avec l'inconnu, a ses ressources entravées. Le traitement à la main (sans logiciel d'aide) laisse bien plus de possibilité d'invention, à partir des propositions dans lequel le "matériau" est mis en situation pour les donner et non pris en compte par un programme. L'inconnu qui est à une seconde ou à un millimètre de chacun, n'est pas programmable. L'aléatoire informatique n'est pas l'inconnu.

La création surgit de l'inconnu. Elle demande de la maturation. De l'expérience. C'est autour d'une idée de départ pas toujours très définie, qu'elle s'installe. La vieille idée d'un corps qui nait à ce qui surgit. Dans le désordre du monde. Et porte l'humain au-delà de tout. Dans une fragile harmonie. Un bref instant. C'est un moment rare et peu compatible avec la précipitation contemporaine.
Actuellement l'art est en difficulté. Quant à peindre... En fait les arts informatiques et l'art de peindre ont leur intérêt et leurs limites dont il faut tenir compte. Ils ne peuvent déborder chez l'un ou l'autre, que très partiellement.

Tout cela montre à quel point l'art actuel est dans un état de faiblesse qui convient aux pouvoirs en place (finance, technique, consommation,...). En fait les plasticiens cèdent aux pressions dévorantes et dévalorisantes du marketing de l'art actuel. Il y a beaucoup d'argent en circulation. Et le marché cherche en permanence la nouveauté pour la nouveauté, afin soi-disant, de renouveler les produits : l'art est vendu vraiment comme une lessive ! Même la provocation, le cynisme, ou le nihilisme sont récupérés par le marché ! Un corps prostitué.

Le plasticien avoue son impuissance. Plus aucun corps mis en scène n'est capable d'entraîner le spectateur jusqu'à une force de vie, jusqu'à un au-delà de lui-même. On s'ennuie devant ces "œuvres". Parce qu'elles sont mortelles ! Et viles.
Alors que des installations ou dispositifs, plus réfléchies, ayant pris un temps long, pourraient avoir d'autres dimensions bien plus subversives en empruntant à l'époque suivante.
Ainsi cette représentation du corps devrait s'alimenter à partir de la vision d'un monde autre. Plus ou moins latent aujourd'hui. On le devine, dans les interstices des événements quand un artiste, un scientifique et un peuple espèrent. Mais ce sera long à mettre en place. Il faut avoir d'autres perspectives que celles proposées par l'idéologie dominante actuelle. Et d'abord avoir une éthique.

De l'humain et de l'art

Face à l'Univers, l'humain n'est rien. Vraiment rien ! Encore moins insignifiant qu'un ciron qui court sur une table ! Mais parfois, durant quelques instants, en relevant la tête vers le ciel étoilé, il donne un sens, met en ordre cet Univers qui devient alors "harmonieux". C'est dans ce regard et cette écoute de l'Univers que l'humain rencontre cette "harmonie", faite d'éternité et d'infini. Durant quelques instants. Mais si essentiels !
Pourtant cet univers n'est qu'un désordre invraisemblable ! Les connaissances scientifiques sont d'une telle complexité qu'elles en disent précisément le "désordre". Et un désordre infini tel un corps sans organe, avec une puissance de vie incommensurable.
L'art, à un moment donné, prend justement toute sa valeur en montrant combien l'humain est capable de dépasser sa condition de mortel, et d'aller chercher la puissance de vie en lui et hors de lui ! Et de là, avoir une vision créatrice de son devenir à modeler face à l'inconnu. Jusqu'à créer un ordre !
En effet l'humain n'est pas que social, technique, politique, économique... ni qu'humain ! Il est aussi capable de dépasser presque banalement sa situation de mortel.
Parfois il est un dieu. Mais rien à voir avec une religion ou des croyances.

"Ouvre Dieu. C'est l'abîme" E. Jabès (Le petit livre de la subversion hors du soupçon)

Et pour être un dieu, l'humain devient un corps sans organe avec toutes ses potentialités destructrices et créatrices ! Il le réalise dans l'art. Avec une éthique.

"Un homme, ça s'empêche." (Camus, Le premier homme)

De l'art actuel, rien de sublime malgré les œuvres ! Tout reste à conquérir en permanence en art, car comme la vie il s'invente d'instant en instant.
Créer est une question, dans laquelle l'artiste se souvient de l'insolente fragilité de l'humain. Et de sa puissance de vie.
Une vérité de l'humain est par là, dans une sorte d'équilibre entre la transcendance et l'immanence, entre la grâce et la faim. Le rôle de l'art est alors posé. Et de même la responsabilité de l'artiste.

Que peut-on proposer ?

N'y aurait-il pas une nécessité d'inventer un autre "récit" et une autre représentation du corps humain pour transformer l'emprise d'une civilisation qui, par tous les moyens, tente de les soumettre ?  Incarner un autre récit et un autre humain ?
Il existe chez ce dernier une part sauvage que chaque civilisation tente de réduire. Bien, mal ? Reste que cette part sauvage possède des données qui lui permettent de s'en sortir. D'avoir dans certain moment une intuition et une capacité de survie incroyable. De multiplier son imaginaire.
L'art récupère une partie de cette part sauvage. Elle lui permet d'expérimenter des visions très différentes et d'ouvrir l'imaginaire de l'humain et du groupe, à d'autres dimensions.
Effectivement l'art découvre sa force dans les marges, dans des domaines hors toute institution et interprétation. Là où la poésie s'enflamme. Monte si haut que les peuples la chantent. Jusqu'à ce qu'elle renverse tous les malheurs.
Il s'agit de sortir du cadencement contemporain usant à force de répétition. Terriblement sans horizon. Et trouver un rythme plus corporel qui engage la poésie à revenir au premier plan et à se révolter. Et ce jusqu'à dégager une force qui envahit le tableau à travers chaque forme, et emporte le spectateur au-delà de lui-même. Cette force vient d'avant création, juste avant ce moment. Force sans limite, elle est portée par le peintre dans le moment même de son geste, et elle devient force-forme. La beauté n'est pas loin quand elle est le résultat d'une force-forme qui révèle la spiritualité laïque contenue dans le tableau. Un instant, le spectateur est arraché à sa pesanteur et accède à sa grâce. Corps sublime.

L'art de peindre a une autre particularité. Il utilise un registre original qui fonctionne sans les mots, hors le langage (la pensée plastique : voir le chapître 11 avec "L'autonomie de la forme"). De là il ouvre sur d'autres horizons, avec une pensée faite de relations sensibles entre l'énergie des matériaux et la multiplicité des temps.

Paul Cézanne avait eu l'intuition de cet aspect de l'art de peindre : "Le paysage se pense en moi, et j'en suis la conscience". Ou encore : "La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent ".
Jacques Merleau-Ponty dans "La phénoménologie de la perception" (1945) considère que "la pensée d'abord n'est pas un effet du langage". Ainsi une part importante de l'art de peindre se construit en dehors du langage ce dont l'artiste avait bien l'intuition depuis fort longtemps.
Enfin Pierre Francastel, Art et histoire, texte publié dans les Annales(1961), rappelle à la suite de sa réflexion qu' "il existe une pensée plastique - ou figurative - comme il existe une pensée verbale ou une pensée mathématique". Ou encore M.Dufrenne.

Au-delà de ces considérations, le corps est vivant. Il affirme la vie comme une victoire provisoire sur la mort. En ce sens et paradoxalement, le corps est intempestif et peut dénier tout ordre. Jusqu'à l'excès. Jusqu'à disparaître. Parce qu'il se révolte et ose se confronter à l'inconnu sans cesse présent. Corps terrible.

Ces remarques pour arriver à dégager des idéologies, des interprétations du monde et des technologies, les formes qui dépendent du corps. En effet elles sont sans arrêt en prise avec des données qui les encombrent autant que le corps. 
C'est difficile d'échapper quand on est dans le consensus social et mental. L'artiste essaie bien de faire varier les données. Et ne s'en sort pas. Saturé de raisonnements et de théories, il se perd dans des formes stériles ne sachant plus vers quoi s'orienter. Il étouffe sa sensibilité la plus profonde et cette écoute intime du monde, pour ne pas être isolé de la société.
Et parfois sa part sauvage l'arrache à ce monde, le délivre et l'excède : il "explose" (Van Gogh, De Staël...).

Des formes libérées de tout ordre peuvent offrir au corps de l'artiste libre un autre geste et un cheminement différent face à l'inconnu. Il peut ainsi créer excessivement, mais sans défaillir.
Le corps et la forme libérés peuvent s'engager contre la raison raisonnante (une sorte de rationalisation mal venue en art) qui est à la fois économique et technique, très dominante à travers la mondialisation, la consommation et les technologies. C'est un faux progrès puisque oubliant l'humain, sa fragilité, ses pesanteurs et sa capacité à être ailleurs !

Les artistes peuvent alors déborder cette raison, pour une raison en quête d'elle-même afin d'offrir d'autres voies et d'expérimenter d'autres situations, d'autres "récits", et un autre corps.

Quand le corps a acquis une indépendance d'entendre le monde, il "anticipe" dans sa chair un événement quelconque, et il "sait" ce qui peut lui arriver, ou il "devine" ce qui lui convient ou non. De cette écoute il peut prendre position et une éthique s'affirme.
Au contraire, l'esprit "entend" cet événement. Il s'en "arrange", que cela convienne ou non au corps. Par inclination, l'esprit va plus écouter les idéologies et les interprétations apparemment plus excitantes momentanément que ce que le corps va lui dire. Il est alors question de morale. Et celle-ci fluctue selon les sociétés.  
Comme le corps n'accepte pas toujours ce que l'ordre social lui impose, l'éthique est au-delà des sociétés.
Et de là, la responsabilité de l'artiste apparaît dans le lien entre le corps et la forme assumant le récit humain. Qui est à nouveau à inventer pour une autre renaissance.

Quant à la taille d'un ensemble peint, elle implique déjà fortement le corps à travers non seulement les dimensions, mais aussi dans le processus de mise œuvre articulée à partir d'un premier mouvement fait de construction/destruction/construction et d'un second mouvement, lié au premier, qui "entend" l'énergie des matières et leurs temporalités multiples. Ce processus place le corps du peintre face à l'inconnu, et donc le tableau.

Au bout de tout, lorsque ce corps est libre et qu'il affirme une éthique il inaugure et fonde une nouvelle esthétique, un nouveau rythme, d'autres forces. Et l'artiste crée un autre temps et un autre espace . Où l'on peut retrouver la beauté et la grâce. Un corps, un temps et un horizon.

"Nous sommes dans l'inconcevable, mais avec des repères éblouissants"
(R. Char, Recherche de la base et du sommet)